Hors des sentiers battus 28/
Il n'ignorait pas qu'avec les rôles inversés, il aurait pu risquer jusque deux ans d'emprisonnement et rembourser tous les frais de soins, ainsi qu'un supplément pour amortir la perte de salaire subie. Ainsi traitait la loi avec les cas de violence dans un couple non marié. Mais un homme frappé par une femme, aussi épaisse fut-elle ? La loi parlait bien d'hommes frappant des femmes. Mais l'inverse ?
Bien sûr qu'il se doutait que cela puisse exister. Mais pour le moment, aucune loi à sa connaissance ne correspondait totalement à sa situation. Lui restaient les coups et blessures à l'encontre d'un magistrat. Mais Bathilde risquait une décennie de prison, et une dette touchant toute sa famille. Adelin doutait de leur solvabilité. Et... il ne tenait pas à donner de nouveau l'envie, encore moins des raisons à Brise Mains de devenir un véritable ennemi. Pas après tout ce temps passé à l'amadouer.
Le jeune notaire boitilla jusqu'à sa salle de bain, où l'étendue des dégâts s'imposa à lui quand il se dévêtit pour une toilette de chat. Son torse et son ventre, outre de rares cicatrices calcinées, se constellaient de vastes ecchymoses. Se tournant, se contorsionnant il se demanda comment elle avait bien pu lui atteindre le dos et les flancs dans sa fureur. Il releva également des marques sur sa nuque, son cou, le bas des joues. Quelque part, heureusement qu'il avait déjà l'habitude de se couvrir autant que possible, avec du tissu et du maquillage. Rien de tout cela ne se verrait. Cela lui laisserait du temps pour y réfléchir de façon plus posée.
Par la Lumière... Bathilde serait-elle une Fêlée qui s'ignore ? Autant de violence... il fallait bien une fêlure à l'esprit pour cela, non ?
Adelin tenta de comparer Bathilde aux exs de ses sœurs. Le frisson qui le parcourut s'avéra très douleureux. Comment n'avait-il fait le rapprochement plus tôt ? Mais... cela ne pouvait lui arriver, enfin ! Il devait s'agir d'autre chose, le choc et la crise lui obscurcissaient encore l'esprit.
Tout à ses observations, il nota aussi que les onguents recommandés par le médecin de Vert-Pont diminuaient bel et bien l'aspect repoussant de ses cicatrices. Peux-être un jour effacerait-il toute trace du feu sur sa peau ?
Sentant son esprit divaguer, Adelin partit s'abîmer dans le travail. Cette routine désirée était si rassurante. Avec une certaine habitude, il dissimula les effets des coups reçus la veille, mentit au soir sur le déroulé de cette fin de sortie, avant de partir dormir sitôt le repas terminé.
Au cours de la nuit, plusieurs cauchemars l'éveillèrent. Lui qui avait espéré cumuler trop de fatigue pour cela, s'avéra incapable de se souvenir de ce qu'ils pouvaient bien raconter. Seul avec ses terreurs nocturnes, glacé par la sueur et l'humidité ambiante, il passa une nouvelle nuit éreintante.
Malgré la nouvelle inquiétude des siens, il parvint à ne pas trahir Bathilde. La lassitude de sa famille l'aida également.
Deux jours plus tard, Albin lui annonça enfin quelles actions seraient entreprises au sujet de la caverne de Bernard. Une première purification par le feu, suivie d'un rituel opéré par un prêtre infusé. Adelin ne put s'empêcher d'éprouver quelques sueurs froides supplémentaires. Si le prêtre avait vent de sa réputation d'hérétique...
- Il pourrait t'innocenter.
- Ah oui, et par quel miracle ? On ne survit pas à de telles accusations...
- S'il est infusé, il saura dire si oui ou non, tu es sous l'influence de Sorangar. Il le sentira. Tout comme il se rendra bien vite compte que tu n'as rien à voir avec cela.
- Et s'il se trompe ? Vous en paierez aussi le prix.
- Il ne se trompera pas, Adelin. Il te tiendra rigueur de ta perte de foi. D'autant plus que je me suis renseigné à son sujet, il est plutôt moderne à ce sujet. Les athées lui survivent sans séquelles.
Adelin en soupira. Cela lui fit mal.
- De toute façon, il a demandé à être logé chez nous, s'assurer que le rituel nécromant ne nous cible pas.
- Donc notre entrevue est inévitable, tu aurais pu commencer par là.
- Tu aurais été encore plus réticent.
- Certes...
- Tu voudras participer à la purification par le feu ?
La gorge sèche, Adelin refusa d'un signe de tête, ce qui surprit le milicien.
- Je me sens... instable, en ce moment. Je préfère éviter les tentations.
Grognement las. Albin le scruta avec attention, longuement, sans mot dire.
- Cela me rassure, que tu ne fuies pas le prêtre.
- Par la Lumière, tu commences aussi à croire en cette ineptie !
- Tu as... ta réputation. Ton apparence te dessert. Et ta vie nocturne... je ne fais pas confiance aux Fêlés, même avec ton idée de serment signé.
- Ils ont spontanément juré devant Rhamée, crois-tu sincèrement que des hérétiques auraient agis de la sorte ?
- ... Non.
- Tu fais partie des deux personnes qui me connaissent le mieux, bon sang, comment peux-tu croire un seul instant que je risquerais mon âme sur cette voie ! Ce n'est pas parce que j'ai l'impression que Rhamée ne m'apportera jamais rien que je La renierais pour autant ! Merde quoi, Elle a construit le Sanctum, élevé la Matriarche, façonné notre culture, nos lois, telles que nous les connaissons aujourd'hui ! Comment veux-tu que je nie et me détourne de cela ? De ces faits ? J'aime le Sanctum, Ablin, comment pourrais-tu croire un seul instant que je m'en fasse l'ennemi un jour ? La grandeur et la suprématie de notre race, nous la devons tout de même à Rhamée il me semble.
Albin l'interrompit d'un geste d'apaisement. Le magistrat en profita pour désenrouer sa gorge.
- Pardonne-moi d'avoir douté de toi.
Le jeune notaire renifla, puis s'inclina devant son aîné. L'envie de brûler des choses le démangeait. Mais c'était moins le moment que de coutume, avec ce prêtre qui devait arriver...
- Quand doit-il arriver ?
- Mercredi prochain.
- Merci. J'essaierais d'être aussi stable que possible.
- Le mercredi est un jour qui te réussis.
- ... Sois béni.
- Et il n'y aura pas de paladins.
Adelin sentit un poids s'ôter de ses épaules. Son frère se leva, effectuer son habituel service de nuit. En partant dormir, l'Allumé releva que son aîné avait eu raison de lui présenter les choses de cette manière. Grâce à cela, il trouva aisément le sommeil, rassuré. Il ne craignait pas le prêtre, mais se sentait prêt à l'accueillir comme un soutien. Cette visite lui donnait même espoir. Lui qui avait perdu la foi... Comme à l'époque, plus douce, où il pensait que les prières servaient à quelque chose.
Décidément, son frère avait intégré les méthodes de manipulation et le connaissait bien. Grâce à cela, la semaine s'avéra reposante, il eut même le temps de multiplier ses serments écrits, nommant un à un chaque Fêlé concerné.
Au dimanche, l'heure de prière s'écoula lentement. Quelque part, cela l'arrangeait, il n'était pas pressé de retrouver Bathilde. Il l'aimait. Mais ses coups remettaient en perspective leurs quelques semaines de couple.
Jusqu'à présent, il avait mis leurs incompréhensions sur la différence de milieu social. Mais, à présent qu'il la comparait à la famille de son père... Certes, au niveau du langage, de bon nombre de manières, ils se ressemblaient.
Mais jamais un membre de la famille Oidor ne se serait acharné sur l'être aimé de la sorte. Quand une gifle partait, une longue pénitence suivait. Et bien souvent, la nombreuse fratrie et même cousinade s'en mêlait, que le fautif fût des leurs par alliance ou par le sang. Elle, en une semaine, n'avait envoyé aucun messager, aucune missive. Peut-être en proie au doute sur la suite des évènements, comme lui...
Que voulait-il ? Il éprouvait tant de bonheur à aimer quelqu'un. L'un des symboles de la normalité ! La vie ! D'autant plus que cette femme fournissait de réels efforts pour se hisser à son niveau, être digne de leur futur rang !
Mais elle l'avait roué de coups, sans remords de toute évidence. Il l'avait vu sur ses sœurs, ses tantes, c'était le début d'un enfer personnel. Quelques miettes de bonheur dans un tourbillon frénétique. Et encore, Bathilde ne l'isolait pas... pour l'instant.
Voilà. Le doute venait. Adelin le sentait s'insinuer sournoisement dans son esprit. Elle s'avérait digne de sa réputation de femme vénale.
Une génufléxion manqua de lui arracher un couinement. Au cours de la semaine, Souffreux lui avait prodigué des soins dignes d'un apothicaire agréé. Lui seul pouvait deviner d'où venaient ces hématomes et ces écorchures. Et il se gardait bien d'en parler. Jamais Adelin ne pourrait assez le remercier.
Dire que vers le début de l'été, il avait éprouvé tant de bonheur à vivre enfin l'amour. Le voilà déjà dans la partie sombre et malsaine. Qu'il se sentit las, pendant qu'il se prosternait devant la resplendissance de Rhamée.
Les larmes lui montèrent aux yeux, issues de ses douleurs. Merde, dire qu'il voulait approcher Bathilde pour savoir sur quel pied danser, lui-même ne savait pas s'il voulait poursuivre ce qu'il espérait être une idylle... ou mettre un terme à cette connerie.
Un terme, oui... quelle sorte de terme ? Une rupture avec quoi ? Juste Bathilde, Guarrèr, la vie ? Les trois solutions amenaient leurs lots de conséquences... ainsi que la quatrième, rester dans la même situation. Mener de front son existence de fêlé, de notaire, d'homme épris de Bathilde.
À sa grande honte, une larme lui échappa. En pleine prière. Dès que la situation s'y prêta, il l'essuya. Ils approchaient de la fin de la lithurgie, il devait impérativement se reprendre... puis s'esquiver. Autant ne voir personne dans cet état. Sa situation avec Bathilde attendrait. Cette décision lui allégea l'esprit.
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