Hors des sentiers battus 30/
Tous deux tirèrent leur première taff en même temps, et la savourèrent à sa juste valeur. Puis Adelin demanda, le regard tourné vers l'horizon :
- Alors, qu'est-ce qui va pas de ton côté ?
Seconde longue taff ensemble. Un temps de méditation, tandis que les effets salvateurs de la fumette leur montaient à la tête.
- Les Cippus veulent me lier à leur nom. D'un côté, y'm'font d'la peine. Vraiment. Mais j'sais qu'y sont damnés. Aller, au mieux, dans cinq ans leur nom n'existe p'us.
- Ah ouais ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
- La vioque. C't'une flambeuse. Et si l'fils gère mieux le pognon... ben il est pas patient comme vous. Z'allez l'bouffer, il est pas prêt... p'is... l'aura pas d'pognon.
- T'es sérieux, là ? Attends, ils ont un lustre avec des cristaux de psynergie, rien qu'avec ça ils pourraient racheter le domaine Digitfractor et tout ce qui y vit !
- Y croulent sous les dettes.
- À c'point ?
François prit le temps de savourer la fumée de sa troisième petite taff. Soucieux, il acquiesça. Adelin soupira.
- Ben mon vieux, tu m'en apprends d'belles.
- En fait, c'qui m'emmerde c'est qu'y m'font d'la peine, j'veux les aider... mais non seulement y sont condamnés, mais en plus y veulent que j'leur offre du poison.
- Ah les bâtards.
- ... Ouais. L'fils Cippus, j'crois qu'y veut p'us attendre l'héritage. Y sait pas qu'ce s'ront des dettes. Et la vioque veut que j'vous intoxique bouffe et boisson. 'reusement qu'elle sait pas que j'pourrais même vous gazer. Et que j'le f'rais pas. Déjà...
François tapota la main de son ami.
- Toi t'es là. Albin aime bien que j'fournisse des soins au rabais. Même ton Fayot, y conseille bien l'nouvel apothicaire pour m'adopter. Les Cippus y peuvent pas faire ça. Et leur vin, j'm'en branle un peu. Leurs magouilles aussi.
- Mais ils te font de la peine.
- ... Ouais. P'is maint'nant que j'connais mieux la noblesse... 'fin la p'tite quoi...
Pour entrer dans le champ de vision de l'Allumé, François se pencha. Ils se regardèrent droit dans les yeux.
- J't'admire encore plus. Gars, jure-moi d'rester comme t'es.
- Un mouton noir pour ma famille, trop gentil, trop à l'écoute des gens, toujours plus proche de craquer et de tout cramer ?
- Droit dans tes bottes et hors jeu d'la noblesse.
Adelin referma le poing droit sur le cœur.
- Je le jure devant Rhamée, la Lumière et sur tout ce qu'il y a de plus sacré. Je respecterais mes valeurs et resterais hors des petits jeux de la noblesse. Tu as ma parole.
- T'as d'belles valeurs en plus.
Adelin s'empourpra. En attendant... moins de cinq ans pour voir la famille Cippus anéantie par elle-même ? Il avait presque envie de voir cela.
- Et comment elle s'est endettée, la mère Cippus ?
La question fit glousser Souffreux.
- T'es bien un connard de noble, va ! Elle a l'démon du jeu. Et sévère. La dame a son jeu d'poker en fer pour empêcher les tricheurs d'ajouter leurs cartes, on pense qu'elle-même triche au point qu'dans l'milieu, y parient sur sa méthode. Mais l'pire, c'qu'elle perd. Tu m'diras, elle d'vient bigleuse pire que toi. Les trop rares fois où qu'elle gagne, c'est des p'tites mises et elles servent à compenser ses dettes. Mais ça m'fait d'la peine de la voir s'enfermer comme ça. T'imagine, e's'rend même pas compte qu'son fils saura pas lui succéder.
- Un drame classique qui touche tout le monde, soupira Adelin.
L'information, ralentie par les effets du cannabis mit du temps à faire réagir François.
- Nan... attend... attend attend...
Adelin acquiesça.
- Merde, même quand on est pauvre on fait crever papi ?
- Papi mange, râle, et détient peut-être du pognon qu'il garde pour lui. Et comme le testament est confidentiel... enfin, tu serais aussi surpris du nombre de personnes qui accompagnent un ancien de leur propre sang, ou de leur belle famille, pour le contraindre à éditer son testament. Heureusement, pour ce dernier cas de figure les lois empêchent ce genre de chose. Rhamée a su veiller à la tranquillité des mourants.
- L'pognon rend con ?
- L'pognon rend con.
Tous deux ricanèrent et écrasèrent leur mégot, François sur une pierre plate dont il ne se séparait plus, Adelin directement sur l'intérieur du poignet. Un second joint apparut dans leur main, et ne tarda pas à être allumé à son tour.
Les deux amis savourèrent un temps l'agréable sensation de flottement, que rien de grave n'existait, avant que l'apothicaire en herbe ne s'intéresse à ce qui pouvait bien travailler le jeune notaire.
- Trop de choses, comme d'habitude...
- Bon ben y'a quoi en c'moment ?
- ... Mmmh... un prêtre infusé vient me voir mercredi, prouver à ma famille que je ne suis pas un hérétique...
- Un infusé, carrément. Paraît qu'ces mecs lisent dans les pensées.
- En vérité, ils peuvent juste déterminer si tu mens ou non.
- Et qu'y ressuscitent les morts ?
- Plutôt un échange de bons procédés avec la Déesse... une âme contre une âme. Mais ceci est réservé à l'élite des prêtres, pour l'élite des morts. Pour te dire, je crois que c'est arrivé deux fois depuis que le Sanctum existe... enfin là, c'est tellement du secret d'Etat que rien n'est bien sûr. Et qu'en parler porte malheur.
- Ah...
- Ouais... enfin voilà, je sais pas... j'ai bon espoir qu'il fasse taire les mauvaises langues. Mais il pourrait aussi être soupçonné de favoritisme ou d'une connerie du genre. Tout prêtre en contact avec le Divin qu'il est, il n'en demeure pas moins un homme qui achète sa nourriture avec de l'argent comme n'importe qui. Les gens parleront quoi qu'il arrive, en fait...
Seul un grognement approbateur lui répondit. Après une pause, il poursuivit :
- Bathilde... je comprends mieux... les erreurs des autres, quand l'amour vient tout déformer. Je l'aime.
La suite de sa pensée lui noua la gorge. Quand un hoquet le secoua, François l'entoura d'un bras et s'assit sur les talons pour poser la tête sur son épaule. Malgré les effets de la fumette, Adelin se sentit sombrer dans un gouffre sans fond. Elle ne l'aimait pas. Lui, si. Pourtant, elle faisait des efforts pour changer. Et il aimait tant soutenir quelqu'un, se sentir transporté de joie quand il l'enlaçait ou l'embrassait. Ces bonheurs-là pouvaient presque tout supplanter.
Presque.
Les actes, les paroles, rien ne suivait, plus rien ne prouvait qu'elle l'aimait. Elle l'avait frappé, savait financer sa mise à mort, refusait de lui parler de son passé. Refusait qu'il la connaisse.
- Elle aime personne, hein ? hoqueta-t-il enfin.
- C't'une salope qui t'vole du temps. Déjà que t'en a pas beaucoup à toi.
L'amoureux renifla. Il savait bien qu'en affirmant qu'elle n'aimait personne, il mentait. Bathilde agissait ainsi pour son cousin, elle était donc capable d'un certain sens de la famille... et Adelin n'en faisait pas partie. Encore une exclusion.
Dépassé, il se permit de laisser monter ses émotions. Là, sur l'épaule frêle de François. Eux se ressemblaient. Tous deux déguingandés, les os saillants, quelques ongles en moins cachées sous des gants. Tous deux avec des éclaboussures indélébiles de produits chimiques sur la peau. Tous deux fascinés par la chimie, le fonctionnement mathématique du monde et les mises en applications concrètes des dernières découvertes. Tous deux à cheval sur le respect de la parole donnée. Eux, auraient pu être frères.
Reconnaissant, quand il commença à aller mieux, Adelin rendit son étreinte à François. Lui, à jeûn comme planant restait digne de confiance.
- Et si je la largue... Brise Mains risque bien de m'arracher la tête, cette fois.
- S'il rôde, Albin pourra l'coincer, et s'il vient te faire chier en tant qu'Fêlé j'te jure qu'il connaîtra l'enfer chimique avant d'clamser.
- Et s'il me coince sur le chemin ? Tu compte vraiment calquer ta vie sur la mienne au cas où ?
- Ouais. 'Tites vapeurs maison, l'antidote pour toi et v'là.
- Cela tuerait les chiens utilisés pour l'enquête et tu ferais partie des premiers suspects. Nul ici n'ignore ton goût pour la chimie.
- Mais tu s'rais sauf.
Un poids de plus... ne manquerait plus que François risque sa vie pour lui.
- Te sabote pas comme ça, je suis convaincu que tu pourrais apporter beaucoup à la Province, François. En tant que chercheur.
- J'me sabote pas, j'te sauve. Puis j'te connais, tu ferais pareil.
Il n'avait pas tort... Adelin se dégagea de l'étreinte, gardant une main sur son ami, et tous deux s'échangèrent un regard aussi grave que défoncé. La situation les fit rire, avant qu'ils ne continuent de fumer ensemble.
- On dirait qu'tu t'décides, releva François.
- Grâce à toi... ma tête et mon cœur viennent au moins de se trouver un accord au sujet de Bathilde. Je ne peux pas continuer comme ça avec elle. Ni comme ça tout court...
Là, les yeux roses dans les yeux roses, tirant une nouvelle taff, Adelin sut. Non, il ne pouvait plus continuer ainsi. Quoi qu'il arrive, sa situation n'évoluerait jamais à Guarrèr. Il demeurerait un danger pour sa famille, un concurrent de Bernard pour le contrôle des Fêlés, un hérétique pour les habitants. Voilà des années qu'il encaissait, louvoyait, temporisait en craignant de craquer un jour, de tout réduire en cendres. Et ce craquage devenait imminent. N'avait-il pas, deux ans plus tôt manqué de peu de brûler Eyaëlle ?
Adelin contempla son comparse avec plus d'attention. Il lui manquerait. Mais si sa présence nuisait au sens des réalités de François, mieux valait qu'il tire sa révérence. Avant que tout ne dégénère. Car cela ne pouvait manquer, tout s'agraverait, son point de rupture serait atteint tôt ou tard. Alors, foutu pour foutu, autant partir.
François se pencha un peu, Adelin se recula d'un coup.
- Je pourrais toujours pas te rendre ça, bafouilla-t-il.
- Ça m'empêche pas d'essayer de temps en temps.
- J'suis sûr qu'un jour...
- Oh, ta gueule. T'es unique en ton genre, je trouverais jamais quelqu'un comme toi. J'cherche même pas. Mais on dirait qu't'as pris une décision, tu t'tiens d'jà plus droit. J'préfère te voir comme ça que tout froissé comme t'à l'heure.
- Mec, si tu savais comme tu m'aides...
- Toi aussi Ad'lin. J'te rappelle qu'tu m'as jamais emmerdé parce que j'suis gay, qu'j'aime les bombes d'puis toujours et qu'tout m'fait peur. Tu m'as même carrément suivi pour les bombes artisanales. T'es mon fournisseur en bouquins... en produits durs à trouver aussi. On s'soutient bien.
Adelin soupira, puis reprit leur étreinte. C'était donc cela, un amour normal. Quelque chose comme faisait François. Décidemment, Eyaëlle avait visé juste, en affirmant que dans la famille, ils avaient des goûts de chiotte en amour. Un homme bien l'aimait et il ne lui rendait pas la pareille, une profiteuse lui tombait dans les bras... et il lui fallait un tabassage ainsi qu'une semaine de douleurs saupoudrés de joints pour se décider à s'en éloigner. Ainsi que les expériences désastreuses de sa fratrie.
Ils passèrent une bonne partie de l'après-midi ensemble, enchaînant étreintes, longues discussions sur tout et rien ainsi que joints. Pendant leurs périodes de silence, Adelin mûrit son idée de tout quitter. Au fond, il savait bien qu'il n'oserait en parler à personne. Tout comme il savait qu'il ne parviendrait pas à trop s'éloigner de ces terres. Il lui faudrait étudier les cartes de la région, apprendre quelques bases de survie comme la cuisine et le vrai prix des choses. Après tout, c'étaient presque toujours les serviteurs de la maison qui s'occupaient des courses. Il voulait également que personne n'aie la moindre raison de chercher à le retrouver, ce qui passerait par s'acquitter de toutes ses dettes, tous ses devoirs... en sus de s'assurer que les personnes lui devant quelque chose aient l'esprit tranquille. Cette mise des compteurs à zéro effectuée, il pourrait s'éclipser le cœur léger.
Quant aux Fêlés, au final leur serment pourrait bien l'arranger plus tôt que prévu. Ils se lieraient, devant la justice divine et celle des hommes, à rester hors de son chemin. Quant à Bernard, aucune chance qu'il ne devine un jour où il aurait disparu, puisque personne ne le saurait.
Plus il y réfléchissait, plus cette solution lui plaisait. Aussi se sentit-il léger le soir en rentrant chez lui. Il prétexta une migraine, et partit dormir sans manger le temps que ses joints s'effacent au moins de ses yeux.
Le lendemain, il acquit une carte détaillée de la région, qu'il étudia chaque jour. Il acceptait encore des rendez-vous pour des affaires qui, il le savait ne pouvaient se régler en une fois... mais qui lui rapporteraient des sommes intéressantes. Pour le moment, à l'exception de l'arrêt total de ses visites à Bathilde, il ne modifia rien à ses habitudes.
Il fit également signer les serments aux Fêlés, qui passèrent des deux tiers du groupe à s'y engager aux neuf dixièmes assermentés. Bien plus que ce à quoi il s'attendait. Cet engagement convainquit d'ailleurs certains membres du groupe de venir plus souvent.
Adelin se surprit à dormir sereinement, cette nuit-là. Ses problèmes auraient un terme, et cela excluait le suicide. Sa semaine suivit le même cheminement.
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