Hors des sentiers 32/
La soirée passa agréablement, Père Libamen savait assez happer l'attention pour que nulle pensée pyromane ne vienne narguer Adelin. Les plus jeunes membres de la famille partirent se coucher, pendant que les adultes passèrent au salon siroter quelques alcools réservés aux grandes occasions. Le prêtre ne tarda pas là aussi, à passer de raide dans son fauteuil à confortablement installé, appréciant que ses hôtes ne le relèvent pas.
- Pour que vous soyez si détendus sur les bonnes manières, je pressens un mélange de classes sociales, non ?
- Si fait mon Père, répondit Manard en réprimant un sourire.
- Mmmh, vous avez un teint de travailleur à l'extérieur, ce doit être grâce à vous. Eh bien Monsieur Digitfractor, vous avez à la fois toute ma gratitude pour avoir remis les pieds sur terre à cette portion de la noblesse, et tout mon respect pour vous y être si bien acclimaté.
Il en leva son verre, et tous trinquèrent. Manard, détendu, interrogea à son tour leur invité :
- Mais dites-nous, vous devinez bien des choses des nôtres, mais nous en ignorons beaucoup sur vous et vos hommes.
- Et il en restera ainsi, je le crains. Les autres nobles ne vous rudoient pas ?
- Oh, aux débuts, si, bien sûr. À présent, ils ont eu le temps de s'y faire. Certains se gaussent de mon accent quand l'émotion me prend, mais il faut bien leur donner une satisfaction de temps à autres.
- D'aucun affirment que vous étiez presque analphabète à vos débuts ?
- Si fait, mon Père. Je lisais peu et écrivais encore moins. Rien de tout cela n'a rebuté ma femme, elle avait décidé que j'aurais le même statut qu'elle, à savoir magistrat. Alors, pendant cinq ans, nous y avons œuvré... et voyez le résultat, il m'aura certes fallu cinq années pour en savoir aussi long que des nobliaux de mon âge à l'époque... mais ce travail me permets aujourd'hui d'en savoir plus long, en étant parti de plus loin.
- Vous êtes dur à la tâche ! s'extasia Père Libamen. Par ailleurs, je m'étonne d'une chose... vous avez tous dans cette pièce votre réputation... à une exception près.
Son regard retomba sur Adelin.
- Je m'étonne de si peu vous connaître jeune homme.
- Que voulez-vous, j'ai peu d'appétence pour la politique...
- C'est un tort. Avec votre ascendance, vous pourriez œuvrer à améliorer le sort de biens des âmes.
- À n'en point douter.
- D'autant plus que contrairement à ce que vous pourriez croire, toute la noblesse n'est pas si pomponnée, compte son nombre de défigurés.
- Défigurés par la guerre, les complots et les mauvaises rencontres.
- Oh, ce ne serait pas votre cas ?
De nouveau, Adelin sourit. Son interlocuteur lui plaisait de plus en plus, avec sa curiosité... même s'il s'assurait régulièrement de la vérité de leurs réponses. Ses yeux le trahissaient, il sondait régulièrement son auditoire.
- Je suis passionné par le fonctionnement mathématique et dénué de magie de notre monde. Malheureusement, je suis également imprudent avec des produits instables. Et il semblerait que je n'apprenne pas de mes erreurs. Autant de handicaps sévères, pour les miens comme pour moi-même, vous en conviendrez. En particulier dans le monde impitoyable de la politique.
Il remercia intérieurement François, qui partageait sa passion et son inconséquence. Oui, il lui manquerait beaucoup... Le prêtre ne tarda pas à s'intéresser ensuite à Irène, puis de nouveau veilla à ne laisser personne hors de la conversation.
De nouveau, avec le temps, les plus jeunes partirent dormir. Adelin s'endormit comme une masse, rassuré plus encore que ce à quoi il s'attendait. Il n'était pas un hérétique. Pas la moindre hérésie ne l'avait traversé. Finalement, lui-même avait douté. Il bénit intérieurement Albin, et, dans un sursaut de foi pria pour lui.
Le sommeil le cueillit dès la fin. Le lendemain, il croisa quatre des gardes étrangers en allant prendre son petit-déjeuner, puis suivit sa routine. Deux de ses clients le trouvèrent plus droit, plus assuré que de coutume, ce qui égaya son humeur.
Sa journée passa avec une légèreté qu'il n'avait plus connue depuis longtemps. Pour fêter cela, il invita même quelques amis à la taverne de Guarrèr payer des tournées, avant de rentrer chez lui un peu éméché.
Sur le chemin du retour, malgré la douce brume de l'alcool il pressentit qu'on l'observait. Nerveux, dès que le chemin le lui permettait il ferma les yeux et mit les mains en triangle. Les premiers temps, son observateur était trop loin. Puis, sûrement confiant en ses capacités de filature, il finit par se mettre à portée de détection.
Huit dagues. Quatre poignards. Plusieurs boucles positionnées en armure de cuir et baudrier. Quelques pièces de cuivre et d'argent. Le fermoir d'une cape. Un assassin.
Adelin ne put réprimer un sourire carnassier qui le glaça lui-même. En vue se trouvait la grille de son domaine, avec la garde rapprochée du prêtre. La mort assurée pour l'assassin.
Ne lâchant plus son sort de détection des métaux, Adelin lui laissa tout le loisir de se rapprocher. Il se prit volontairement les pieds dans des racines et des roches, s'appuya contre des troncs le temps que passent des hauts-le-cœur.
Aux environs s'ajouta un garde accompagné de son chien. Parfait. Adelin dévérouilla à distance le portail, qui s'ouvrit en grinçant, attirant inévitablement l'attention du duo. Dans son dos, le meurtrier approchait, sentant le temps lui manquer. Toujours anesthésié par l'alcool, le jeune notaire poussa jusqu'à siffler un appel au chien, qui se rua à l'extérieur.
Adelin n'aimait toujours pas les animaux, et voir ce molosse écumant de plus de quarante kilos se ruer vers lui n'arrangerait pas la chose. Néanmoins, le molosse suivit son dressage et se rua sur l'inconnu à tout juste cinq mètres de sa cible, lui saisit l'avant-bras dans sa large mâchoire et entraîna la menace à terre, le réduisit à l'impuissance le temps que son maître arrive. Ce dernier ne reconnut pas de suite son jeune maître et le menaça de sa hache, avant de mieux comprendre la situation en voyant sur quoi s'acharnait sa bête.
- Eh bien maître Adelin, vous avez eu chaud.
- Oui, la Lumière soit louée, votre chien est un garde admirable.
- Filez vous mettre à l'abri !
Le maître ne se le fit pas demander deux fois, et partit sans demander son reste. Il entendit à peine les cris de panique et de douleur du meurtrier, dont l'identité l'indifférait. Il ne comptait pas mourir pour le moment, ni donner la moindre satisfaction à Bernard.
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