Hors des sentiers battus 37/

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La tablée ne dissimula pas son soulagement à les voir arriver ainsi, et tous finirent par suivre les péripéties d'Eyaëlle, enchantée de toute cette attention, et d'Albin tenu en échec par la Teigne. À force de s'esclaffer, Adelin se surprit même à essuyer une larme de son œil opaque. Selon les différents soigneurs consultés, il s'agissait d'une bonne nouvelle.

Bien qu'il sentit de sombres arrières-pensées se tenir à la lisière de son esprit, il passa une agréable soirée. Ce n'est qu'une fois seul dans sa chambre, que tout l'écrasa. Il avait aimé ses après-midi auprès de Bathilde, à la soutenir, la voir évoluer. Cette histoire n'avait pas duré quatre mois. Pourtant, il avait rêvé leur avenir, pris des décisions pour s'adapter au mieux à ce qu'il pensait être un futur radieux. Pour rien. Du vent. Du vol d'argent et, à la fin, des coups. Elle lui avait même craché dessus, maintenant qu'il y repensait...

Confus, Adelin s'assit et rassembla les genoux sous le menton. Avec un soupir, il consulta sa montre. Même pas minuit, la nuit serait longue... Ses pensées se focalisèrent sur cet échec amoureux. Qu'avait-il raté ? Ses pulsions l'avaient plutôt laissé en paix, sur ce domaine. Comment avait-il pu se faire si facilement berner ? Pourquoi Bathilde avait-elle préféré se fier à Bernard, qui la menaçait, la volait, menaçait également son cousin et leur commerce, plutôt que lui ? Etait-ce cela, l'erreur ? Laisser libre de prendre ses propres décisions, sans s'imposer ? Et s'il commettait la même erreur avec les Fêlés ?

Dans un soupir vaincu, il partit prendre une de ses sculptures métalliques et la remania, toujours perdu dans ses pensées. Pourrait-il un jour vivre avec une femme normale, qui ne l'apprécierait pas pour son statut, ni son argent ? Quelqu'un que son apparence ne rebuterait pas. Sur laquelle il pourrait s'appuyer à l'occasion ?

Combien de fois avait-il contemplé Bathilde en l'imaginant en feu ? Elle n'avait jamais craint son regard, dans ces moments-là. Peut-être parce qu'elle ignorait sa fêlure. Il avait pris garde à lui cacher cette information... était-ce une bonne chose que cette dissimulation ? Après, s'il voulait vivre relativement normalement... Il s'imaginait mal avouer ses pulsions pyromanes à quiconque. Peut-être qu'espérer vivre avec une femme normale serait trop demander. Qu'il ferait mieux de s'intéresser à des fêlées, comme lui. Au moins pourrait-il espérer plus de compréhension que de craintes ? Et puis, une telle femme pourrait lui mettre une pelote de fils de fer en main quand les pulsions arriveraient...

Alors, il lui faudrait aussi reconnaître être mage non déclaré. Cela faisait beaucoup. Notaire, fêlé, mage illégal, avec une vie nocturne qu'il se voyait mal partager donc avec toute une existence cachée, aimé d'un autre homme, membre d'une famille noble en pleine ascension et mis au ban, borgne, ravagé par le feu de la tête aux pieds...

Désespéré, il se permit de pleurer. Quelle personne saine d'esprit accepterait tout cela ? Oh, et il oubliait : en passe de devenir athée, en pleine perte de foi. Avec autant de tares et son statut, il ne pourrait qu'attirer des intéressées. Pourtant, quel bonheur d'aimer quelqu'un... une normalité qu'il ne pourrait recevoir que pervertie par des intérêts.

Au-dehors, l'aurore naissait. Voir le ciel embrasé lui mit du baume au cœur. Apaisé, il s'intéressa à sa dernière création. Une base métalique pour une petite clepsydre. Profitant de l'instant, de la luminosité, il rêva un moment des différents éléments de verre qu'il pourrait venir fabriquer auprès du souffleur de verre pour terminer l'objet. Avec ses connaissances, il pourrait bien tenter de fabriquer un objet décoratif... avec François, il pourrait même tenter divers calculs pour savoir avec quoi et quel volume remplir l'objet pour en faire quelque chose d'également fonctionnel. Il ne doutait pas qu'en une semaine, il tiendrait l'objet fini.

Sentant la fatigue l'écraser, il profita de deux heures de sommeil. Durant son petit-déjeuner, il s'étonna, malgré sa sensation d'être au pied du mur, de ne pas vouloir en finir avec une vie sans espoir. Son idée de départ, de table rase lui donnait l'envie nécessaire pour vouloir rester.

Au soir, il partagea son projet de clepsydre avec François, pour qui il avait dégoté un livre sur les calculs de visquosités et de mécanique des fluides. Tous deux s'enthousiasmèrent sur ce nouveau défi, et, tout le temps où ils restèrent ensemble, Adelin se sentit heureux. Jusqu'à ce qu'ils se séparent. Là, comme la veille, la rupture l'écrasa. Une vie normale. Il ne demandait que cela. Parvenu dans sa chambre, il en venait à la conclusion que ses efforts pour faire semblant étaient vains. Dans ces conditions, il comprenait que les Fêlés accordent de l'attention aux belles promesses de Bernard. De quel droit leur refuserait-il ce seul espoir ?

Et de quel droit des innocents feraient les frais de sa fêlure ? Il s'agirait d'une injustice pire encore. Lui prenait la peine de lutter, de résister.

Il sombra dans un sommeil sans rêves sur cette pensée. Le lendemain, Albin sentit que quelque chose le travaillait durant leur entraînement.

  • C'est ta rupture, qui te rends aussi précis dans tes coups ? demanda le milicien.
  • Je ne crois pas.

Ils échangèrent de nouveaux coups. Adelin savait désormais invoquer et révoquer son bâton noir à volonté, aussi son frère avait-il insisté pour qu'il en perfectionne le maniement. L'Allumé restait un mauvais combattant, mais cet objet donnait l'impression de limiter la casse.

D'une feinte qu'Adelin connaissait, savait parer mais pas assez rapidement pour que cela serve, son aîné le mit à terre et le tint à la pointe de son épée.

  • Tu réfléchis trop avant d'agir, le rabroua le milicien.
  • ... J'aime planifier et mettre les chances de mon côté.
  • Ne te justifie pas. Le temps et l'énergie que tu prends pour réfléchir constituent du temps et de l'énergie où tu n'agis pas. En combat, tu n'as pas ce luxe. Comment vas-tu te défendre, maintenant ?

Adelin comprit le nouvel exercice, et expérimenta. Il parvint à dégager la lame, reçut un violent coup de pied dans les côtes. En plein sur un hématome laissé par Bathilde. L'homme d'armes comprit qu'il était temps de cesser la mise en situation. Après avoir relevé son puîné, il redemanda la raison pour laquelle Adelin se battait différemment. Ce dernier soupira :

  • Cette rupture... m'offre un nouvel éclairage. Et puis... que veux-tu que je te dise, c'est tout récent, je découvre ce que vous avez tous traversés au moins cinq ou six fois pour la plupart !
  • Quel éclairage découvres-tu ?
  • ... Je... me demande... quelles ont été mes erreurs, si je ne commets pas les mêmes avec les Fêlés qu'avec Bathilde.

Ablin l'incita à développer d'un grognement intrigué, tout en initiant des étirements. Aussi l'Allumé développa-t-il ses suppositions sur le niveau de liberté qu'il leur laissait, avait laissé à Bathilde. Toujours en mouvement, le milicien répliqua :

  • Elle n'a pas mérité ta confiance. Tout le monde n'est pas fait pour la liberté. Avec cela, vient la responsabilité et les conséquences de ses choix, de ses actes. Avec un tyran qui te dit que faire, tu te délivres du poids de la réflexion, des doutes, de la prise de décisions. Derrière, tu peux te cacher derrière cette excuse : tu n'avais pas le choix. Et ta conscience supporte mieux les conséquences, puisque ce n'était pas ta faute.
  • Mais pourquoi vivre si c'est pour ne jamais réfléchir et agir pour d'autres ?

Grognement approbateur.

  • Ça rassure. La liberté peut effrayer. L'immensité des possibles, le poids des conséquences, l'absence de réel contrôle...
  • Pourtant, dès qu'ils peuvent se plaindre d'une restriction de liberté...

Adelin secoua la tête, le temps que son imagination s'apaise après avoir pensé aux torches et aux merveilles que ces simples objets pouvaient accomplir. Au passage, il manqua de perdre l'équilibre, s'attirant un soupir las.

  • Un paradoxe.
  • Mmmh... j'y pense, trouver le juste milieu entre guider un groupe, lui laisser assez de liberté pour se sentir digne et avec assez de restrictions pour que ça ne dégénère pas... enfin pas trop souvent ni trop vite... Encore du pouvoir politique, si je ne m'abuse ?

Grogement affirmatif. Adelin soupira à son tour. Décidément, il abhorrait ce domaine. Qu'on le laisse accéder et mener une existence normale, basique... En poussant la réflexion, il finit par se détendre. Cette existence, il allait prendre la liberté de se l'offrir.

Ils discutèrent encore, puis estimèrent qu'ils avaient encore le temps d'une passe d'armes supplémentaire. Comme de coutume, Adelin fut roué de coups, malgré de son propre aveu une amélioration de sa garde.

L'entraînement terminé, ils poursuivirent leur routine. L'Allumé releva que n'importe quelle occupation impliquant une tierce personne tenait ses ruminations éloignées, aussi prit-il soin d'alourdir plus encore que de coutume son emploi du temps.

Les nuits suivantes, il s'enthousiasma avec Souffreux sur le projet de clepsydre, qu'ils choisirent de remplir d'une substance à base de vif-argent de leur fabrication. Ils parvinrent à créer ainsi de quoi mesurer avec précision quinze minutes, après une semaine de nuits de travail conjoint, de rapines le jour pour François et de travail du verre pour Adelin.

Heureux, fiers, ils contemplèrent leur œuvre. Le fruit de leur travail tenait dans une main, et François se fit offrir le trophée.

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