Chapitre 3 :Fin de récréation

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« Cessez de faire les enfants. Si vous vous ennuyez, faites-moi donc l’inventaire de la cave et commencez à réfléchir à la décoration du lieu ! »

Ger grogne, mécontent. Sa voix tonne. Les gamins étaient encore en train de pérorer. Ils se sont tus lorsqu’ils ont entendu sa démarche si caractéristique dans l’escalier, comme si celle-ci avait tapé le début de la représentation. Un coup pour la jambe droite, lentement, suivi par celui de la gauche, très vite suivi par le troisième, un battement sourd, étouffé, celui de la canne. Il esquisse un rictus chaque fois que le talon malade touche le parquet. Il a beau avoir avalé au goulot une gorgée de liquide brun, priant les divinités pour que ce dernier fasse l’effet d’un antidouleur, mais rien n’y a fait. Sa bouche est d’ailleurs tellement aseptisée qu’il a été incapable de reconnaître le spiritueux en question. Du whisky, il pense. Il s’en fiche, c’était de l’alcool et c’est bien tout ce qui compte. Mais ce n’était qu’une gorgée, une seule et unique gorgée. Avec une gorgée, il peut encore descendre sans voir le sol tanguer et se dérober sous ses pieds, surtout avec l’habitude. Il doit cependant adopter un pas lourd et s’arrêter pour souffler, arrivé à l’ultime marche, avant de reprendre sa déambulation sombre jusqu’à l’attroupement. Un long silence s’est installé, la discorde est morte dans l’œuf comme si quelqu’un l’avait mise en orbite suffisamment loin pour qu’elle se fasse oublier, ne laissant place qu’à une inquiétude pesante.

L’homme les détaille avec soin, les deux gamins, Tesni amorce une approche, timide. Le regard bleu glacé de son aîné ne quitte pas le sien. Siarl, lui, se tient en retrait, tout penaud. Il ne sait pas vraiment s’il doit s’enquérir de l’état de son Patron, qu’il connaît déjà (en soi, ça n’a pas beaucoup changé depuis dix minutes) ou juste rester muet dans un coin en attendant que cela passe. Ce silence devient lourd, à force, trop lourd pour ses épaules. Ger analyse un instant l’endroit et ses occupants avant de déclarer : « On ouvre dans un mois. ».

Un frisson de panique parcourt ses deux acolytes. Siarl a commencé à s’agiter, ça a parlé d’inventaire (et donc d’écrire). Tesni est, elle, partie au quart de tour dès qu’il a annoncé l’échéance de sa voix calme et posée, comme s’il avait dévoilé une chose banale ou un ordre commun avec des directives. Et puis, il n’a pas utilisé la condition et les étoiles savent que le Patron a toujours fait très attention aux mots qu’il choisit. Même les insultes, c’est pour dire. La brune explose d’un coup. Elle le croit saoul, ses jambes aimeraient la voir décamper et se précipiter sur le téléphone pour appeler à l’aide, encore une fois, la seule personne qu’elle pense capable, naïvement de le raisonner. Il est probablement ivre ou encore pire, en plein délire. Un mois, c’est trop court. Il s’est bien entendu ?

« Un mois ?! Mais on n’a aucune idée de l’état des fonds ni de nos finances, on a pas de chaises, pas de tables. Aucun d’entre nous n’a jamais tenu de bars ou d’établissements de ce genre, j’ai mon travail, je ne pourrais pas vous épauler et… »

Ger lui tend nonchalamment un petit calepin rouge, aux feuilles jaunies et écornées, tapissées de son écriture ronde et de nombres par dizaines. Elle le parcourt, distinguant les colonnes organisées d’un livre de compte en bonne et due forme. Il lui faut un peu plus de temps pour reconnaître les propriétaires de cette comptabilité détaillée. Eux trois. Les finances du mouvement Librae tenues comme avant, avec un soin identique. C’en est même troublant. Siarl lui voit juste un carnet couvert de chiffres, de loin, et se demande à quoi cela pourrait bien correspondre. Mais ça doit être fantastique ou surprenant pour que cela coupe le sifflet sans ménagement à la dragonne qui lui sert d’acolyte.

« Patron... »

C’est un petit « patron » plaintif, qui pose des dizaines de questions à la fois, mais Ger en devine assez bien la principale, sous-jacente. Il a besoin de réfléchir un peu pour donner une réponse satisfaisante. Il profite de ce temps pour sortir son paquet de cigarettes et son briquet, se préparant ainsi à fumer. Son œil remarque l’emballage presque vide et un Siarl qui piétine, mal à l’aise.

« Je suis sobre, Siarl. Tu devrais fermer la bouche, tu risques de gober une comète. »

Le rouquin a un mouvement nerveux de la main pour ses lèvres comme si elle était nécessaire pour les sceller. Le patron ne note pas, préfère continuer à donner ses ordres, répartissant de lui-même les corvées pour éviter que Tesni ne s’attribue les plus faciles et laisse les plus ingrates à son cadet. C’est tout à fait son genre et il sait Siarl dans l’incapacité de lui réaliser la première tâche, même avec la meilleure volonté du monde.

« Tesni, tu te charges des inventaires. Siarl, pendant ce temps, tu vas me chercher le journal, celui avec les mots croisés. Au passage, tu passes par le boucher pour me prendre une livre de viande et chez le crémier pour le pain de beurre et le lait. Je vous fais des lasagnes à midi. Attrape en passant des crayons de papier et un paquet de cigarettes, on va en avoir besoin tout à l’heure. »

Il attend de voir un éclat dans le regard sombre de Siarl qui lui signalerait que ce dernier a tout enregistré. Par chance, si son esprit manque parfois de vivacité, il fait preuve d’une excellente mémoire. Un mouvement de menton de la part du jeune homme lui indique d’ailleurs assez vite ce qu’il souhaite savoir. Ger lui répond par un semblant de sourire, reprenant sa démarche maladroite jusqu’à l’extérieur, sa cigarette au coin de ses lèvres. Rapidement, il se trouve une petite place presque confortable, adossé contre la devanture du bar. Son long cou s’étend, il cherche à entrapercevoir quelques étoiles. C’est idiot de sa part, ces fichues étoiles, on ne les observe vraiment bien qu’au sommet de la cité, dans les étages dédiés aux hautes castes.

Dans ce bas niveau, un immense panneau analogique clignotant gâche la vue et occulte la lumière fragile des astres. Ger laisse traîner son œil pour lire ce qu’il annonce. D’abord une publicité criarde pour une nouvelle émission radiophonique policière, à en juger l’imposante figure de l’homme au Borsalino. S’enchaîne une affiche de propagande vantant l’extension Nord de la partie habitable de la planète grâce aux grands travaux commandités par l’Agora. Visiblement, cette zone sera dédiée à l’agriculture. En théorie. Enfin, comme sur chaque panneau, la dernière diapositive est constituée d’avis de recherche d’anarchistes pourchassés par la Milice. Le barbu claque de la langue, tirant un long nuage de fumée de sa cigarette. Dans cette fichue planète, tout ce qui ne rentre pas dans l’étroit moule sociétal est considéré comme anarchique. On peut être anarchiste sans le savoir, tient, et ce même si les institutions de l’Agora pour l’éducation et le divertissement font tout pour vous conformer à cette norme.

Maudit panneau. Finalement, il préfère continuer à chercher les étoiles. Elles, au moins, elles ne mentent pas.

Il parait qu’il faut plus d’une vie pour compter les étoiles. C’est en tout cas ce que tu disais.

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