Chapitre 4 : Opéra
« Pour fêter l’infâme idole, rois et peuples confondus, au bruit sombre des écus, dansent une ronde folle autour de son piédestal ! »
Faust, le veau d’or, opéra de Gounod, 1859.
Ger marmonne dans sa barbe l'air que clame le chanteur d’opéra dans le vieux transistor posé sur le comptoir du bar. Lui boitille à travers la pièce à la recherche de la vaisselle du déjeuner qui traîne. Ni lui ni le baryton ne comprennent ce qu’ils chantent. Personne, en fait, vu que plus aucun habitant de la planète ou des planètes soeurs ne parle la langue du texte. Cependant, les partitions existent toujours et une main anonyme a traduit les paroles en alphardien phonétique. Elles sonnent bien à l’oreille alors on les a gardées dans le répertoire musical. Le Patron savoure lui un peu de solitude au calme, à écouter des airs d’opéra qui ne plaisent ni à Tesni, ni Siarl. Pour cause, l’opéra est quelque chose de réservé aux hautes castes et aux lettrés des moyennes castes. Enfin, il n’est pas vraiment seul. En revenant de son instant de réflexion, il a rapporté deux matous décharnés, un noir et un sable, deux pleins de poils longs. Mus par la faim et le désespoir, ils sont venus se frotter à ses jambes en miaulant leur sérénade afin de quémander un peu de nourriture. Visiblement, les chats des rues aussi sentent ou savent qu’il est incapable de dire non à un être vivant en détresse. Alors il est rentré avec eux, devant une Tesni consternée et un Siarl dubitatif. Actuellement, ils sont en train de nettoyer avec une ardeur toute féline le reste de lasagne et la fin du pot de crème qu’a ramené le rouquin, comme promis.
L’homme retourne sur ses pas en direction du fond de la pièce, les mains chargées d’assiettes sales qu’il dépose dans l’évier. Sa démarche bancale quitte à regret les lattes du parquet pour le carrelage en arête de poisson de la cuisine. La musique change, une voix féminine entonne maintenant un nouvel air, dans une autre langue, il pense même si cela reste pour lui du charabia. Mais un charabia différent. Cependant, cette interprétation est singulière, par rapport à celle du chanteur de tout à l’heure. La cantatrice vit son texte, elle ne le récite pas. Elle comprend donc ce qu’elle chante. Ger n’est pas brusquement devenu linguiste, il a juste remarqué le son parfois abîmé et parfois sautant que passe le transistor, preuve que la bande doit probablement dater de très longtemps. Peut-être même de l’époque où les humains habitaient la planète mère. Par respect pour cet air antédiluvien, il ne chante pas et commence à frotter avec soin l’assiette en porcelaine, décorée d’azalées rouges stylisées rehaussées d’une bordure de la même couleur. Ranger et laver le détend et il a besoin de cela pour conserver sa sobriété au moins jusqu’à ce soir.
Soudain, entre deux vocalises de la cantatrice, il entend un bruit. Il sait que les chats n’en sont pas responsables, car ceux-ci semblent décamper en conséquence à pas feutrés sur le parquet de la salle. Ger garde son calme et sa nonchalance, pose l’assiette propre sur l’égouttoir de métal pour attraper autre chose. Ce bruit est suspect, si quelqu’un est entré, il ne s’est pas annoncé ce qui élimine de la liste Siarl et Tesni qui connaissent la règle. Cela peut donc être n’importe qui, et pas forcément quelqu’un avec de bonnes intentions. Quelqu’un du milieu. Un tueur payé par cette sorcière de Melinnog. Un de ses sbires qu’elle aurait chargé de le tabasser pour avoir refusé son offre. Des voleurs. La milice. Tant de possibilités et si peu de temps. Les pas s’approchent, les talons quittent le bruit sourd du parquet pour le sonore carrelage décoré de la cuisine, dont les motifs qui semblent le désigner lui, au bout de cette pièce. La cible. Le Patron inspire puis brusquement se bloque, se retourne d’un mouvement souple, le couteau aiguisé qu’il faisait mine de laver à la main, armé, prêt à se planter dans le corps inconnu qui s’avance trop près, s’apprête à frapper. Retombe le long de son buste, un grommellement peine audible au bout des lèvres. Ses sourcils se froncent, ses yeux grondent la silhouette élégante et bien en chair qui se présente à lui.
« Vraiment, Geraint ? Tu me menaces d’un couteau ? Je ne suis qu’une frêle messagère, après tout. »
Il détourne le regard pour ne pas croiser celui de la femme qui se tient devant lui, grognant un peu, vexé de s’être trompé sur ses intentions. C’est une étrange créature, elle n’a pas cette beauté statuaire et mince, presque plastique et chirurgicale qu’ont d’habitude les femmes des hautes castes. Elle est différente, avec son visage fin, ses lèvres charnues d’un rouge sombre, ses yeux en amande verts et les nombreuses taches de rousseur qui constellent ses joues en quantité. Elle n’est pas belle, mais son charme et sa grâce la rendent magnifique, sans commune mesure. Lentement, elle lève l’un de ses longs bras pour venir mettre sa main dans la barbe fournie de l’homme, la caressant pour attirer à la fois son regard et son attention.
« Tu progresses, ceci dit. La dernière fois que je suis venue, tu m’as tiré dessus.
— Tu étais avec le chienchien de cette vipère, le tir était justifié. Que me vaut cette visite, Seren ? »
Elle rit, un petit rire cristallin, elle tourne sur elle-même avant de se rendre dans la salle, survolant presque le sol avec sa robe de taffetas émeraude, au rythme de l’allegro qui joue maintenant derrière eux. Elle va baisser le son du transistor qui la gêne pour avoir la conversation qu’elle désire. Elle revient ensuite se blottir contre le torse fort de l’homme, une lueur taquine dans le regard, singeant de sa voix un célèbre présentateur d’émission radiophonique.
« Allons, tu ne devines pas ? Mais mon brave monsieur, un trésor est à la clé ! Des indices, peut-être ? Je ne suis pas très grande… J’ai des cheveux bruns bouclés et je tiens la rubrique du courrier du cœur du journal féminin renommé Mair…Pas encore ? Continuons. Je me suis faite gronder parce que j’ai réalisée, certes mal et de mauvaise volonté, la tâche qui m’était attribuée par mon Patron de toujours. Je suis donc allée me plaindre, boudeuse, à un contrepouvoir féminin que j’estime efficace, je suis…
— Attends, Tesni croit que tu es un contrepouvoir efficace ? »
Il a un air plus que circonspect et tellement expressif du fond de sa pensée que cela déclenche un fou rire chez Seren . Vexé, il la délaisse et retourne à sa vaisselle, revenant à ses assiettes. La rousse se reprend, essuyant une larme d’hilarité au coin de son œil.
« Vraiment, mon pauvre Geraint, tu sembles débarquer d’une autre planète.
— Tu parlais d’un trésor, précédemment ? questionne-t-il , en espérant arrêter ainsi qu’elle s’étende sur le sujet.
— Ah ! Oui ! J’ai ce que tu m’avais demandé. Par contre, comme c’est moi qui t’avance l’argent, j’exige de savoir ce que contient cette fichue valise que tu m’as fait acheter à prix d’or au marché noir !
— Tu exiges, hein ? »
L’homme ferme l’eau, laissant sa vaisselle en cours dans l’évier, s’essuyant les mains dans un vieux torchon brodé, tâché de peinture.
« Monte-la dans le bureau, je vais te montrer. »
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