Geraint n’a pas répondu tout de suite. Il a d’abord attendu que Siarl et Tesni quitte la pièce, la première parce qu’il lui reste un peu plus de deux heures pour finir son article, le second parce qu’il a une vaisselle de verre qui l’attend. Le rouquin a d’ailleurs précautionneusement rangés ses nouvelles lunettes dans l’étui de soie brodé d’étoiles que Seren lui a fourni avec , puis s’est empressé d’enfourner le tout dans la poche de sa chemise. Le Patron a ensuite terminé sa cigarette puis il a pris place dans l’un des fauteuils installé un peu à part, formant un petit salon cosy . Il invite maintenant Seren a faire de même et elle s'exécute dans un silence calme, bien loin de l’effervescence précédente. Les yeux de l’homme sont posés sur le rouleau de liège posé à proximité de son siège.

« Je ne peux pas . » Finit-il par répondre et avant que Seren ne proteste , il ajoute « Mais je vais te dire pourquoi. »

Elle pianote sur l’accoudoir de son siège, se resigne et hoche la tête. Geraint reprend

« La réussite d’un plan se joue sur le cloisonnement. Moins il y a de personne qui en connait les tenants et les aboutissants, moins le plan a de chance d’être découvert , même en cas de traitrise ou de raffles. J’ai même brouillé les pistes en ajoutant dans ma liste de demandes aux différents chefs des choses saugrenues et inutiles. Nerys doit s’en doute d’ailleurs mais elle sait que ça fait parti du jeu.

- Ce qui fait qu’à part toi , qui connait l’intégralité du plan ?

- Personne .

- Même pas Nerys, justement ? Demande Seren avec une pointe d’étonnement.

- Nerys n’a jamais su aucun de mes plans dans son intégralité. Au début , le fait qu’Enfys sache … »

La voix de Geraint chevrote légèrement puis se meurt, son bras droit se tend et sa main vient effleurer le tube à dessin du bout des doigts. Il tente de se reprendre

« Cela la rassurait je crois. Enfys a toujours su tous mes plans , de toute façon, j’aurais été incapable de lui cacher quoi que ce soit ou de lui mentir. La supercherie n’aurait pas fait long feu et je serai ressorti de l’atelier couvert de peinture . »

Il marque une pause, ravale aussi discrètement que possible un sanglot qui ne trompe pas Seren. Elle lui fait un signe, il vient caller sa joue barbue dans la main qu’elle lui tend pour le bercer et consoler sa peine. Elle caresse doucement, incite d’un sourire triste à ce qu’il continue son explication.

« Maintenant qu’Enfys est … je crois qu’elle me fait confiance par habitude. Cette fois , j’ai du donner des gages, cependant . Elle n’a pas confiance en Sumut , elle pense qu’il va nous trahir dès que les courants seront moins favorables. Sans compter cette histoire de taupe chez elle. »

Il chasse ces mauvaises ondes d’un geste de la main

« Je l’aide à enquêter et débusquer. J’ai négocié la liberté d’Edern en échange quand j’aurais réussi. Pour la taupe . Pour Sumut, je ne peux rien faire que constater et me fier à mon intuition. »

Sa voix grave se pose , reprend un ton neutre et sérieux. 

« Quant aux autres …. Mira, tant qu’il n’a pas à se salir les mains . En bon membre des hautes castes, il est persuadé que les révolutions passent par les esprits uniquement , avec une idéologie et des mots. Deneb me craint, elle m’a toujours craint, même avant. Je ne sais pas trop ce qu’elle a compris ou ce qu’elle soupçonne . Que je veuille faire cavalier seul en les abandonnant ou en me servant d’eux comme appat. Peut être pire. Reste Sumut. Il se range à la majorité , il est bien obligé, ses affaires et ses aspirations en dépendent. Ce résumé est un peu sommaire mais c’est un bon aperçu de la géopolitique des groupes anarchistes d’Alphard. »

Un rire nerveux lui échappe

« Tremble, Agora, tu as pour ennemi des groupes menés par un vieux professeur d’université idéaliste, un docker truant, une employée d’administration et un ex-prostituée marraine de la mafia locale. Ah et j’allais oublié, on a le stratège de la bande, un ivrogne inconsolable, incapable depuis deux ans de faire le deuil de l’être aimé et donc d’être un tant soit peu efficace. Franchement. La milice n’a qu’à bien se tenir.

- Geraint … tu es dur avec toi même. D’autant que tu ne bois presque plus, c’est un progrès. »

Pouffement moqueur de Geraint qui ferme les yeux . Il ne quitte pas le contact calme de sa main pour autant.

« Tesni planque mes bouteilles, Siarl me gronde quand je les approche de trop près et Edern me fixe paniqué dès que j’en ouvre une qui n’est pas à destination des client. Je n’ai pas le droit de boire dans mon propre bar, tu te rends compte ? Je soupsonne d’ailleurs Siarl de mettre des ex-votos et de l’encens à l’autel du coin de la rue pour que la Dame du Destin me garde sur la voie de l’abstinence

- Pauvre de toi. Des gens tiennent à toi et ont décidés que tu allais vivre malgrè ton âme rongée par le chagrin. » Ironise Seren sur le même ton. De divers mouvements de bassin, elle déplace son fauteuil pour le coller à celui de son ami. Elle pose sa tête contre son épaule, laisse tomber sa main dans la sienne pour y méler ses doigts.

« Dis plutôt que tu as trouvé un moyen d’assouvir ta vengeance tout en protégeant les tiens. Du coup, plus de temps pour noyer ton chagrin. Tu veux toujours protéger les gens, tu m’as sauvé aussi alors qu’on se connaissait à peine.

- Je ne t’ai pas sauver, Seren, tu t’es débrouillée seule.

- Tu m’as préparé le poison de sorte à ce qu’il soit indétéctable.

- Ce type était abject, il aurait fini par te tuer, tout comme ses précédentes épouses. Ton père était tellement avide qu’il t’avait offert en sacrifice à un monstre pour assurer son ascencion sociale.

-La dame du Destin n’a pas non plus apprécié, elle a éteint son étoile d’âme sans qu’il ait pu profiter de cela, quelques semaines après la cérémonie. Finalement, de cette funeste mascarade, il ne reste plus que la victime sacrificielle. C’est paradoxal

- Tu es un gibier d’autel retord, il faut dire, ma chère Seren. Si certaines dames de ton rang avait un quart de ton courage, le monde en serait bien différent.

- Et bien. Des flatteries. Aurais-tu quelques choses à me demander, une autre machine infernale et abscons à me faire acheter peut être ?

Geraint se redresse, vexé et outré, se détachant d’elle en grommelant. Il clopine pour aller ranger le rouleau , auquel il marmonne « Tu vois, elle ne s’améliore pas avec l’âge, je te l’avais bien dit, tu ne m’as pas cru. »

Seren est hilare , d’autant plus quand il rajoute à son égard.

« Je ne te ferais plus jamais aucun compliment, puisque tu réagis ainsi. 

- Oh, Geraint, tu as toujours eu l’éloge imprévisible, adorable et maladroite.

-Tu te moque Seren, tu vas repartir le ventre vide .

- Mais non, voyons, tu n’oserais … »

Trois petits coups à la porte l’interromp net . Avant que Geraint ne puisse donner l’ordre d’entrer, la petite ombre chafouine d’Edern se précipite à l’interieur de la pièce et refermer derrière lui. Il tremble, a du mal à aligner deux mots audible.

« La milice » reussit-il finalement à chuchoter

- Quoi , la milice ? Lui demande doucement Geraint.

- Elle …. Elle est en bas … Ils vont tous nous arrêter ? »

Geraint élude la question, se veut le plus rassurant possible.

« Qu’est ce qui s’est passé, Edern ?

-Tesni … elle venait de partir pour rendre le « papier » à son chef. Moi, j’essuyai les verres … je suis fort pour essuyer les verres , Siarl a dit . La milice est rentrée, elle a dit qu’elle voulait te voir . Siarl a dit « on est fermé » mais il est pas reparti …

- Attend. « Il est » ? Demande Seren qui a déjà entrepris de cacher sous les lattes du parquets les papiers compromettants. Edern hoche la tête avec aplomb et les sourcils de Geraint s’arquent.

« Il y a combien de milicien en bas exactement ?

- Un . Mais c’est déjà trop, il parait . C’est suffisant pour le grabuge. »

Les deux adultes s'échangent un regard interlope . D’un geste lent, Geraint ébourriffe la tignasse du petit. Il attrape sa canne, l’examine un instant .

« Je vais aller voir. »