Chapitre 37 : Mouvement de foule
Elle l’avait déjà remarqué dès ses premiers cours avec lui. Lorsque le professeur a une idée en tête, il est impossible de lui en faire démordre. C’est ainsi qu’elle, Cerridwen et Alys s’était retrouvée à le suivre, zigzagant dans la foule de plus en plus dense qui s’agglutine pour la parade du midi. Elle tente de préserver de sa main libre ce qui lui reste de glace à la poire mais celle-ci fond inexorablement entre ses doigts. Elle finit par attraper du bout des lèvres un peu du sorbet . Le sucré est acre mais elle apprécie. Sauf qu’il ne faut pas qu’elle perde des yeux la comète furieuse qui fonce devant elle sans se retourner. Plusieurs fois, elle avait cru le perdre des yeux. Plusieurs fois, son parfum embaumant de tabac à pipe l’avait guidée. A croire qu’il était le seul sur la Planète à fumer ce mélange précis. Elle ne savait s’il en était conscient. Cette fameuse épouse lui avait probablement fait part de ce problème. On le sentait arriver à des mètres. Littéralement. Lui avance bille en tête, s’arrêtant par moment avant de reprendre sa course effrénée, ne la stoppant définitivement à l’approche d’un perron où se patiente une femme vêtue d’une robe sage d’un vert pale et d’une capeline sombre constellée d’étoile brodée. Son visage est caché par un loup d’or et d’argent , achevant la fantaisie de ce costume qui ne représente personne. Elle tient contre sa poitrine la même pile de tract que Cerridwen a cru entrapercevoir sous le bras des étudiants de tout à l’heure. Pas de doute, c’est elle, la mystérieuse épouse qu’on cherche à lui présenter
Son visage est toujours caché par le loup quand le professeur enjambe les marches de l’escalier pour le grimper mais Cerri croit y détecter en dessous un froncement de sourcil . Ça ne semble pas arrêter son mari qui lui décoche un sourire lumineux.
“Chère amie ! Je vous retrouve enfin !”
Les épaules de la femme s’affaissent légèrement, elle souffle
“Urien. Vous étiez censé tracter à proximité des temples. Le public sera éparse si vous ne menez pas à bien votre mission.
- Mais je l’ai fait figurez vous ! Enfin, j’ai … comment dites-vous déjà ? Voilà, j’ai répercuté les ordres auprès du petit personnel, en l’occurrence mes étudiants de deuxième année, pour que la tâche soit réalisée avec plus d’efficacité
- Quand ai-je dis ça ?!”
Elle distribue un autre tract puis pose sa pile à ses pieds, calant ses mains sur ses hanches.
“Lors de la dernière réception que nous avons organisés . Nous vous fâchez pas, ma douce…”
Il s’approche, pose un court instant ses lèvres sur son front. Cerridwen détourne le regard de cette scène tout à fait inconvenante même pour un jour de Carnaval et tente de cacher les yeux de sa sœur. Vraiment, tant d’affection en public, tout ceci n’est pas correct.
“Qui plus est, je vous ai amené deux charmantes personnes à vous présenter dans les règles de l’art.”
La femme se décale un peu, retire son loup pour découvrir un visage aux petits yeux noirs en amandes, entouré de quelque ride qui les observent tranquillement. Puis elle penche respectueusement la tête pour les saluer tandis que le professeur continue sur sa lancée.
“ Mesdemoiselles, je vous présente mon épouse, Llinos. Elle est hautboïste à l’orchestre agorien, quand elle ne se sert pas de moi comme homme de paille pour diriger le club de théâtre de l’université… Llinos, ne froncez pas tant les sourcils, je plaisante.”
Alys a visiblement l’impression d’être en pleine représentation parce qu’elle esquisse un applaudissement , après avoir fini son cornet gaufré. Cerridwen, elle, l’a définitivement oublié, le coulis poire ayant fini par s’échoir en gouttes presque blanche sur sa robe. Elle lâche le cornet qui tombe lamentablement au sol, maugrée et cherche un mouchoir dans son corsage pour essuyer tout ça. Son attention est rapidement attiré par une pièce de tissu brodée au monogrammes de “LH” qu’on lui tend sans un mot. Llinos l’encourage d’un geste de la tête .
“Je suis enchantée de faire votre connaissance. Mademoiselle ?”
Cerridwen se statufie , hypnotisée par le mouchoir qu’elle tient à son tour comme on s’accroche à une ancre.
“Je vous remercie, je suis …”
La fin de sa phrase ne dépasse pas la barrière de ses lèvres. Tel un automate, son visage se tourne vers le haut de la rue bondée. Autour d’eux, la foule s’est tue, le silence lui parait interminable. Elle ne sait pas ce qui a intimé ce silence de mort. Enfin non. Elle n’arrive pas à identifier ce premier vacarme qui a recouvert la scène d’une chape de plomb prégnante. La main de Cerridwen lâche le mouchoir, enserre le poignet d’Alys en une menotte presque trop ferme. Elle déglutit, plus droite que jamais. Ses yeux fixent au loin. Du haut du perron, elle voit cette masse humaine informe qui déferle, bruyante de cris et de peurs, couvrant presque la seconde explosion. Les miliciens en tenue s’activent tant bien qu’ils peuvent pour maintenant un semblant d’ordre mais leur tentative est dérisoire face à cette vague humaine qui s’abat et ravage tout sur son passage. Bientôt, le perron est pris d’assauts par des gens paniqués qui cherche à s’extirper de la marée . Cerridwen trébuche, lâche Alys dans un cri inaudible. Elle tente de résister mais rien à faire, la foule l’emporte. Cerri cri enfin, en cœur avec les autres, elle sent le froid glaçant des pavés sous son talon gauche. Elle ne sait pas quoi faire , sa peur parasite tous ses synapses. Surtout, rester debout. Elle ne sait pas pourquoi mais il faut qu’elle reste debout. Rester debout et se laisser entraîner, surtout ne pas résister. Taliesin. Son frère. Il lui avait expliquer cela au détour d’une révision pour les concours d’entrée à l’université censée sanctionner la fin du lycée. Elle ne se souvient plus exactement pourquoi ils avaient abordés le sujet. Les prétextes auraient pu être nombreux mais c’est ce qu’il lui avait dit. Sa main se referme sur son bracelet. Son cadeau. Voilà longtemps qu’elle n’a pas cherché sa protection.
Cerridwen tique, semble percevoir par dessus le brouhaha ambiant … des ordres ? Des miliciens auraient réussit à reprendre le dessus ? Non, ça ne ressemble pas à leur parlé militaire, là, c’est plus …
“A gauche ! Magnez vous à gauche , bon sang de bois ! Du nerf ! “ Dit la voix de stentor d’un homme perché au mat d’un réverbère non loin, comme s’il s’était posté là pour analyser la situation. Son visage est caché par un gavroche abîmé et bon nombre de gens autour semble prompt à lui obéir.
Ils s’engouffrent dans une rue perpendiculaire qui, comme par magie ou volonté divine, a fait son apparition. Cerridwen glapit, le tissu de sa robe s’accroche dans ce qui semble être une barrière temporaire de fonte qu’on a adossé à la vitrine brisée d’une boutique. En tout cas, cette manœuvre salvatrice, la pression de la foule se relâche maintenant que cette dernière à plus de place pour s’étendre, ayant atteint une petite esplanade à l’abri. Cerridwen halète, les bras recroquevillés sur sa poitrine. Ses yeux s’agitent dans tous les sens. Alys. Où est Alys ? Et que s’est il passé ? Des flyers de papier s’envole à proximité, soufflé par la ventilation d’un bâtiment. Cerri croit d’abord reconnaître les invitations du club de théâtre de l’université que le professeur , son épouse et leurs étudiants distribuaient plus tôt mais les mots qui s’affichent en entête, en lettres capitales écarlates annoncent tout autre chose.
“L’Agora doit tomber.” Cerridwen porte sa main à son visage noyé de larme, elle couvre sa bouche pour empêcher un reflux. Sa respiration est de plus en plus courte, elle s’accroche à une idée, une seule. Elle doit trouver Alys, elle doit.
Son corps s’immobilise, ancré dans le sol malgré les gens qui s’agitent tout autour d’elle. Ses yeux ne peuvent plus se détacher d’un ombre qui s’échappe dans une ruelle. Ce n’est pas possible . Il est …
“ …Taliesin ?”
C’est sa silhouette, elle la reconnaîtrait entre mille, même vieilli par les ans, même avec de postiches, elle sait . C’est lui, son double d’âme, son jumeau, son allié de toujours, celui sur lequel elle a toujours pu se reposer …
Celui qu’on lui a arraché, pendant les soulèvements d’il y a deux ans, victime collatérale d’un combat entre les anarchistes et la Milice. Il n’aurait pas du mourir, il n’avait rien à faire dans ce quartier.
“Taliesin !!”
Elle cri encore, brusquement, sa vue se trouble, ses jambes ne la supportent plus. Elle tombe comme un masse lourde sur le sol de pavé, sa tête cogne le coin d’un d’entre eux. Sa vision se brouille et s’assombrit. Une ombre, elle croit, une femme, l’a remarquée. Elle voit danser son costume bicolore comme une flamme qui s’éteint. La Dame du destin est joueuse et cruelle . On ne va pas l’abandonner ici, pas encore. Visiblement, il y a encore des choses qu’elle doit accomplir. Et des questions auxquelles elle doit répondre.
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