Noah Prætorius

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4 novembre, après-midi.

Vers quatorze heures, Perle a reçu un appel du Dr Prætorius. Si elle veut passer à son cabinet, il peut lui détailler les résultats des deux autopsies. Elle tient déjà l'essentiel, mais qui sait ? Un élément supplémentaire serait susceptible de surgir de cet échange... Bien sûr , les documents à destination de la PJ suivront.

Ni une ni deux, la brunette saute dans sa voiture pour rejoindre Le VIIIe arrondissement où siège l'officine cossue de l'attrayant Noah. Est-elle capable d'admettre que sa précipitation dépasse le simple cadre de l'enquête ?

Elle s'est toujours demandé comment il parvenait à concilier ses activités de légiste sur les scènes de crime, ses occupations régulières à l'institut médico-légal, et son job de médecin indépendant. Déjà, les journées ne comptent que vingt-quatre heures, ensuite, passer de l'examen des macchabées aux bronchites des gosses... Elle ne connaît pas d'autre exemple de professionnel se livrant à des exercices aussi dissemblables, et toujours avec une humeur égale, ce qui ne cesse de la stupéfier. Elle en a tant vu, des abonnés à l'autopsie, proposer une silhouette blasée, aggravée par un cynisme ostensible en guise de blindage. Elle ne condamne en aucun cas l'attitude de ces praticiens en quête de protection psychologique, se borne à remarquer l'équilibre exceptionnel et l'humanisme de Noah en face de circonstances qui ne sont guère censées les favoriser...

L'accueil du rassurant docteur confirme le jugement de la jeune femme.

— Prenez place, Perle, je vous en prie.

Sur le bureau, une pipe de bruyère doublée d'écume. Elle sourit mentalement. La cibiche se réserve au tout venant — Eh, mec, t'as pas une tige ? — à moins qu'elle ne soit accompagnée d'un fume-cigarette très début XXe, ce qui n'est pas forcément préférable tant elle concentre alors un arôme de snobisme. Relents de robe fourreau et de boa... Il faut une sacrée classe intrinsèque pour rendre cet assemblage acceptable. N'est pas Audrey Hepburn qui veut.

Quant au cigare, même luxueux et parfumé, il sent bon son parvenu rustaud. A contrario, la pipe fleure merveilleusement son philosophe, son savant, son psychanalyste, son inventeur, à plus forte raison si le consommateur arbore un air pensif du plus bel effet. La seule ingestion de fumée à connotation intellectuelle... On imagine volontiers Einstein, Freud, Faulkner, ou même le Doc Emmet Brown tirer de longues bouffées songeuses de l'objet ouvragé, pas Fidel Castro ni Biff Tannen.

Noah ne déroge pas à la règle. L'ustensile sied à son comportement stylé. Il le tapote, tenté. Toutefois, Perle sait qu'il ne lui imposera pas une session de tabagisme passif ni ne lui demandera une autorisation qu'elle pourrait difficilement ne pas accorder. Trop délicat pour cela. À l'arrivée de la trentenaire, il s'est même levé pour l'accueillir, lui tenant galamment le fauteuil qu'il lui avait proposé. Ce n'est pas pour l'étouffer sous les nuées de fumée.

Le médecin s'est installé à son tour.

— Vous connaissez déjà le déroulement des deux meurtres, Perle . Ils se sont produits en début de soirée, l'un par l'entremise d'une lame, l'autre au moyen d'une arme à feu. Je passe sur les objets qui décoraient les lieux pour recentrer le débat sur les constatations relatives à mon domaine de compétence. Pour Bronstein, nous savons qu'il a reçu trois coups de couteau. Je ne pense pas que cela revête une quelconque signification symbolique. On a, dans un premier temps, l'impression que l'assassin a voulu assurer le coup. Un des impacts est de moindre dimension, sans doute le premier. Les deux autres ont pénétré plus profondément, ce qui indique qu'ils ont été assénés lorsque la victime ne pouvait plus se défendre ni se contracter. Le premier coup a rencontré une résistance, le deuxième s'est frayé un chemin beaucoup plus facilement, le troisième est entré comme dans du beurre, si vous me permettez l'expression.

Perle, concentrée, ne lâche pas le légiste des yeux.

— J'ajoute, poursuit Noah Prætorius, que ce qui ressort de cet examen, c'est que ce crime-là n'est pas dénué d'un certain sadisme, je devrais d'ailleurs dire d'un sadisme certain. Le meurtre de Jacqueline Bouvier est plus propre, je ne sais pas si je me fais bien comprendre... Il évoque l'exécution d'un contrat, par sa sobriété. Il n'y a pas cette sensation d'acharnement qui caractérise le poinçonnage de Bronstein.

— N'est-ce pas simplement en raison de l'arme utilisée ?

Noah acquiesce.

— J'admets que le coutelas est plus sauvage par la proximité corporelle qu'il induit entre le tortionnaire et sa victime. L'assassinat par la pénétration de l'arme blanche est, symboliquement, ce qui se rapproche le plus du viol, c'est exact. Mais, il y a aussi le piolet. Il faut des tripes bien accrochées pour planter ce genre d'engin dans un cadavre. L'orifice est d'ailleurs plus large que la pointe de l'objet. C'est un quatrième coup de coutelas, postérieur aux trois autres, qui a préparé, si j'ose dire, l'évasure nécessaire à l'immixtion du dit piolet.

Pendant que Noah développe, Perle focalise sur le petit creux facial de son interlocuteur. "Il a le menton en cul d'ange", se dit-elle, se remémorant la formule employée par Mae West au sujet de Cary Grant. Il parle d'horreurs, et elle, elle est en train de révasser sur sa fossette. C'est charmant. "Ressaisis-toi, ma grande".

Inconscient du trouble que sa physionomie déclenche, 'Cary' Prætorius enchaîne, pendant que ses mains ont machinalement saisi une nouvelle fois l'ustensile en écume.

— À l'inverse, les horaires coïncident, voyez-vous. Vers 19h30-19h45. Les meurtres sont bien des exécutions programmées, évidemment... et non des homicides accomplis sous le coup de la fureur. Vous avez constaté par vous même l'absence manifeste de traces de lutte. Et c'est encore plus évident pour le cas Bouvier, la victime ayant été bourrée de somnifères.

— Vers quelle heure le produit a-t-il été ingéré ?

Noah s'accoude sur le bureau, dans une posture professionnelle.

— Si l'on prend pour acquis que les assassinats ont eu lieu dans les alentours immédiats de vingt heures, je dirais deux bonnes heures avant. Et la substance est classique, de l'ordre des benzodiazépines, surdosée, évidemment.

Perle opine.

— Ceci nous a été confirmé par l'équipe technique qui en a retrouvé des traces dans un des mugs déposés dans le lave-vaisselle, celui de Jacqueline Bouvier, par conséquent. La présence de deux récipients identiques paraît signaler qu'elle a pris le thé ou une infusion avec la personne qui l'a droguée. Une boisson à saveur puissante, à n'en pas douter, susceptible de masquer un goût médicamenteux.

le médecin pose son menton sur ses poings.

— Et mon estimation horaire soulève une anomalie.

La policière rebondit.

— Tout à fait. Et même plusieurs. Comment expliquer que l'assassin ait été accueilli par la victime ? Pourquoi avoir patienté deux heures pour régler son compte à Jacqueline ? Car... vous me l'assurez ? La quantité massive administrée devait produire ses effets plus rapidement, n'est-ce pas ?

— Affirmatif, mon commandant. Avec la dose de cheval que la cible a assimilée, son autonomie ne pouvait dépasser les quinze à vingt minutes.

Une barre ride le front de Perle.

— À croire que le criminel voulait faire coïncider l'horaire avec celui du meurtre de Bronstein...

Le Docteur pianote sur son bureau.

— Cela, Perle, je ne saurais vous le dire. On quitte mon domaine de compétence pour entrer dans le vôtre.

— J'en ai bien conscience. Et je vois arriver le sac de nœuds.

Les yeux du praticien déposent sur le commandant une indulgence débonnaire. Quel est le miracle qui dote son regard d'un éclat aussi doux ? Perle se sent étriquée, se dit qu'elle s'est fagotée n'importe comment. Jean, perfecto, tennis. Limite adolescente débraillée.

Comment faire autrement ? Elle se va pas se balader en tenue de cocktail au cours de ses enquêtes, ni même en jupe. Elle aurait une drôle de touche. De toute façon, elle a déjà essayé deux fois une robe du soir, c'est catastrophique. Un éléphant dans un magasin de porcelaine... un éléphant avec des talons, qui plus est : les propos réconfortants de Loryn en ces occasions n'ayant fait qu'accentuer la désastreuse impression générale.

Quant aux manifestations prévisibles de surprise de l'entourage, avec, en première ligne, Andrew et John... elles la fatigueraient terriblement.

Elle est persuadée que le séduisant médecin la considère, dans une certaine mesure, comme une petite fille empruntée, digne d'être encadrée et rassurée. En aucune occasion, il ne l'envisage comme une femme, et encore moins une femme susceptible d'être séduite. Une collègue, dans le meilleur des cas... une collègue dont elle espère qu'il estime, a minima, la valeur professionnelle.

Si vive, si déterminée, si directive habituellement, la jeune policière juge son comportement gauche aussitôt qu'elle rencontre Noah, la sérénité qu'il affiche en toutes circonstances renforçant ses propres incertitudes. Charme et pondération contre toupie immature. Tout un programme !

Quand elle quitte le cabinet médical... Perle, si elle met de côté les pensées parasites qui l'ont polluée tout au long de la discussion, considère qu'elle n'a pas perdu son temps. Les heures des crimes sont définitivement établies, celle de l'ingestion du somnifère également. Les connexions entre les deux homicides, déjà montrées par la disposition des indices 'historiques' à proximité des corps, se sont encore renforcées, en raison de la similitude horaire., Selon toute vraisemblance, c'est la même main qui a frappé en ces deux soirées maudites.

Seule dissonance de taille : Jacqueline Bouvier a été supprimée froidement, sobrement, et probablement sans souffrance, tandis que l'éxécution de Lionel Bronstein cousinait fortement avec la torture. Un point de plus à éclaircir. Avec l'avancée des investigations, les possibilités se multiplient, chaque réponse soulevant des questionnements supplémentaires.

Elle soupire. En attendant d'y voir plus clair dans cet embrouillamini, une conversation avec son poupon favori s'impose . La scène narrée par Double A au sujet de la présence de Coco au gastro "Les rues de Frisco" signifie-t-elle que le capitaine Caïm est retombé dans ses travers ? Elle veut en avoir le cœur net. Il arrive à Andrew, en autres défauts, de se montrer cancanier. Alors ?

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