L'interview
9 novembre, soir.
Pendant deux jours, Coco a subi les grommellements de Perle, consternée par le temps et l'énergie perdus à cause de l'entretien promis à ce morpion de Glenda Farrell, alors même que le troisième macchabée venait de leur dégringoler sur les bras et que — dixit — ils ont autre chose à foutre que de blablatter avec ces putains de pyromanes.
À l'inverse, la plumitive a béni les cieux, responsables de la concomitance entre l'interview et le troisième homicide. Elle aurait voulu faire exprès... ça ne pouvait pas mieux tomber. Coco se représente sans peine toute l'équipe de l'Univers se savonnant les mains à sec.
Le voici chez lui, un spiritueux à la main, avec, dans l'autre, son smartphone, sur lequel il fait défiler l'article consécutif à la prestation de sa cheffe, dans l'édition payante, naturellement.
La capitaine Caïm picore aléatoirement questions et réponses, appréciant l'exercice auquel s'est livrée sa supérieure et amie. Contre toute attente, et certainement à la grande surprise de l'intéressée, elle s'en est bien sortie.
Il faut dire que, très occasionnellement, la pétaradante Farrell s'est départie de son ton offensif et de ses sollicitations brutes de décoffrage. Il est entendu que la conjoncture la charme, mais Gisela Bughetti et Perle ont stipulé que l'entrevue avait pour but de rassurer la population, non de faire passer un vent de panique sur le pays.
En gage de bonne volonté, Glenda a moucheté son fleuret, remisé ses traits les plus acérés, désireuse d'entretenir la concorde avec ses interlocuteurs. Une exclu vaut bien cela, surtout si elle vient à se prolonger. Peu importe l'acidité du contenu, le tirage papier et la machine à clics vont tourner à plein régime. De plus, Coco n'ignore pas que l'article a été soumis à la relecture de Perle et de Gisela avant diffusion.
Malgré la neutralité bienveillante de l'intervieweuse, plusieurs écueils se sont présentés. On n'élude pas d'un coup de baguette magique trois homicides épouvantables marqués du sceau d'un tueur en série. En effet, même si le public ignore encore les circonstances précises du meurtre numéro trois, il ne fait plus de doute qu'il se rattache aux assassinats de Bronstein et de Jacqueline Bouvier. Pour tous, la mort a été infligée par le même criminel, que personne ne se résout plus à appeler autrement que "l'Alpiniste".
Corindon s'attarde plus particulièrement sur les tentatives de désamorçage induites par son commandant favori.
Glenda Farrell : Les gens qui portent le même nom qu'une personnalité doivent-ils s'inquiéter ?
CDT Deaumère : Au vu du nombre de personnes concernées, le risque est infime. Si je voulais schématiser, je dirais que celles qui s'appellent Marat peuvent continuer à utiliser leur baignoire.
Coco hoche la tête. Un peu d'humour permet de dédramatiser la situation, de faire ressentir que les forces de l'ordre contrôlent la situation, voire de mettre le lectorat dans sa poche, d'accord... Attention, cependant, à ce que cette saillie ne soit pas assimilée à du cynisme.
Glenda Farrell : Et si l'on réduit le nombre des matronymes à celui des célébrités ayant été victimes d'un assassinat, est-ce que ça ne devient pas plus alarmant ?
CDT Deaumère : Votre raisonnement est fallacieux, Mme Farrell. J'en veux pour preuve que le deuxième meurtre ne fait pas référence à la victime d'un assassinat fameux, mais à son épouse, laquelle, si ma mémoire est bonne, a connu une mort naturelle. Impossible , donc, de restreindre le cercle à des Kennedy, Palme, Luther-King, Jaurès, ou Lennon.
S'ensuivent alors des questions relatives à l'avancée des investigations que Perle neutralise par une langue de bois assumée. L'Univers ne souhaite pas que le tueur se voie informé des progrès de l'enquête par son entremise, n'est-ce pas ?
Le regard du capitaine se porte alors sur les derniers paragraphes de l'entrevue. La jeune cheffe relativise, y conclut son processus de dédramatisation.
Glenda Farrell : Avez-vous pris des mesures pour protéger la population ?
CDT Deaumère : Vous vous doutez qu'on ne peut pas, matériellement, placer un homme derrière chaque porte. Sans compter que, si nous le faisions, cela nous serait amèrement reproché. Vous seriez les premiers à parler d'état policier.
Glenda Farrell : Mais tout de même, la situation n'est-elle pas exceptionnelle ?
CDT Deaumère : Le nombre incommensurable de matronymes célèbres pourvoira lui-même à la protection de la population. À titre individuel, chacun ne court pas plus de risques qu'il ne possède de chance d'avoir les bons numéros du loto.
L'interview s'est acheminée sans à-coups vers sa clôture.
Glenda Farrell : Souhaitez-vous dire une dernière chose à nos lecteurs, Commandant Deaumère ?
CDT Deaumère : Oui, qu'il ne faut en aucun cas céder à la psychose. Déjà parce que, je le répète, les risques sont insignifiants. Ensuite, parce que ce serait abonder dans le sens du meurtrier. Nous savons que ce genre de criminel se nourrit du pouvoir que lui offre le maniement de la peur. Enfin, parce qu'il faut faire confiance à nos équipes. Chaque jour qui passe nous rapproche de la résolution du cas.
Coco éteint son smartphone, fixe l'objet pensivement. Découvrir 'Twistwolf' Farrell aussi lénifiante, pour ne pas dire à la botte, suggère des intentions suspectes de sa part. Trop conciliante pour être honnête, la spécialiste de l'exhumation de déchets. À la dernière réponse de Perle, la Glenda usuelle aurait rétorqué que chaque jour qui passait augmentait également la probabilité de voir d'autres homicides se produire. Qu'elle s'écrase ainsi... Méfiance... Retour de bâton à redouter...
C'est forcément ce que Perle a dû se dire aussi. Comme Corindon connaît sa Miss impulsivité, il sait l'effort de maîtrise que l'opération médiatique lui a coûté. Le soulagement d'avoir effacé l'obstacle suffira-t-il à juguler l'humeur massacrante dont elle fait montre depuis l'avant-veille. Il ne parierait pas.
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