Vertikal[2][4] { Mute departure }
<N1L> Les lumières se sont allumées, comme toujours, à la même heure. Je me demande pourquoi d’ailleurs. Les vitrines cassées des magasins crachent encore leur lumière sur la route et les néons brillent de toutes leurs couleurs.
Mais surtout, il y a les écrans. Des dizaines et des dizaines d’écrans placardés sur les murs, certains sont de travers, d’autres fissurés sur toute leur longueur, mais tous brillent et chuchotent dans un chaos de son et de lumière. J’aime bien les regarder, c’est joli. Mais Retori, elle, ne les aime pas du tout. Elle m’a dit qu’à l’intérieur, il y avait des gens qui se sont trop diffusés, ils ont laissé leur corps derrière eux pour se fondre entre les zéros et les uns. Leur individualité convertie dans un format trop étroit, perd et s’efface pour ne devenir qu’un bout de programme, une poignée de binaire à peine exécutable. Tous sont l’etherne (l) t. Là où chacun est un dividuel d’un jeu commun, où il fait semblant d’être ils.
N’empêche que c’est joli toutes ces formes. La plupart du temps, il n’y a d’affiché qu’un amas de pixels de plein de couleurs différentes, qui clignotent et bougent aléatoirement dans leur cage de plastique. Mais des fois, un paysage se forme. Ça commence dans un écran, avec un trait de vert de prairie, ou du jaune soleil. Puis ses voisins suivent, ils vont piocher dans leurs mémoires plus trop vives des morceaux de couleurs qu’ils collent sur leurs pixels. La fourrure blanche d’un chaton pour un nuage, les lèvres rouges d’une jolie dame pour dessiner une feuille d’automne, les larmes d’un enfant triste pour faire glisser un peu d’eau entre deux bouts de terre couleur yeux marrons. Ensemble, ils forment un patchwork chaotique, parodie d’un paysage qui n’existe maintenant que dans l’esprit collectif de l’etherne (l) t. Ce sont ces écrans que je préfère, je m’imagine des souvenirs qui vont avec. Un jardin avec une balançoire, deux même, un chien peut-être ? Parce que les chats je serais allergique.
Puis soudainement, quelque chose bouge, pour de vrai cette fois. Peut-être que c’est l’un des humains que l’on cherche ? Le pied sur le bord de la fenêtre, je m’apprête à sauter. Mais un froissement de drap derrière moi m’arrête dans mon élan. Sara dort encore. Je ne devrais pas la laisser toute seule.
Mais si c’était vraiment un être humain ? Retori serait sûrement fière de moi d’avoir réussi à trouver ce qu’on cherche. Mais je dois veiller sur Sara, c’est ce qu’elle ferait si elle était à ma place.
Les écrans défilent sur les murs alors que je cours pour rattraper la forme mouvante. Si Sara se réveille avant mon retour, elle verra mon petit mot. Sinon, et bien je serais là pour déchirer le papier et c’est comme s’il ne s’était rien passé. Mes pieds et mon épaule me font un peu mal. L’étage est plus haut que ce que j’avais estimé. J’ai pu amortir ma chute avec une roulade, mais je n’avais pas vu les graviers sous le sable. J’accélère tout de même le pas. Juste au coin de cette rue, il y aura un humain. Il sera surpris au début, puis il me dira qu’il est content de me voir, qu’il aimerait être présenté à mes amis. Retori posera sa main sur ma tête et ne dira rien, ce n’est pas son genre. Mais elle aura un sourire discret, du bout des lèvres, rien que pour moi. J’ai hâte !
Sous mes pieds, le bitume a remplacé les grains de sable. Sur les murs, les écrans sont de plus en plus nombreux, plus sales aussi. Certains dégoulinent d’une substance noirâtre qui goutte jusqu’au sol. J’ai l’impression qu’ils me suivent de leurs images. Un grand M jaune gît à l’entrée d’un tunnel sur le côté de la route, remontant l’escalier qui sort de la bouche du métro, une multitude d’épais câbles noirs traversent la route et passent en dessous d’un haut portique en pierre. Une horloge sans aiguille trône tout en haut et des sculptures ornent ses piliers et son contour, c’est intimidant et pas très beau. Je jette un regard en arrière, peut-être que Sara est réveillée ? Pourtant c’est par là que les câbles noirs vont. Ils serpentent à perte de vue dans l’allée derrière. Je prends une grande inspiration et je me lance en avant. L’immense grille en métal rouillé effondrée par terre grince sous mes pas mal assurés. Il y a des voix là-bas, mais quand je passe le coin de l’allée, il n’y a personne.
— Tu cherches quelque chose.
— Tu cherches quelque chose…
— Tu cherches quelque chose !
— Tu cherches quelque chose ?
La voix est sortie de quatre haut-parleurs à la fois, dans quatre tons différents. Je cligne les yeux, ébloui par la dizaine d’écrans fixés sur les murs, les poteaux et tout support qui peut les tenir. Les câbles noirs viennent poignarder le dos de chacun des écrans. Des visages composés chacun d’une multitude d’autres visages dans un mélange d’êtres humains dérangeants et effrayants ont ce qui leur sert d’œil fixé sur moi. Les entités clignotent et passent d’écran en écran avec des flashes. Des morceaux de vidéos et de photos flottent sur leurs passages, puis disparaissent avant de réapparaître à la place de leurs yeux, de leurs bouches ou même d’une mèche de cheveux. Retori n’aimerait pas ça, tant pis, je me lance.
— Je cherche un humain… monsieur ? Est-ce que vous l’avez vu passer ?
Les clignotements s’accélèrent, les visages sautent d’écran en écran, j’ai rapidement mal aux yeux à force d’essayer de les suivre. Quand ils me répondent, des miaulements et des bruits de portes qui claquent se mêlent aux bruits humains.
— Je ne suis pas un monsieur ! crie une voix féminine
— Pas de log récent disponible, récite un écho robotique.
— Pourquoi on t’aiderait, sale patteuse ! s’exclame un tas de pixels rouges.
— Oui, il est passé il y a quelques années à peine, se souvient un mur de briques.
Je tente pendant quelques minutes de discuter avec eux, mais c’est pénible de devoir trier leur multiple voix et leur absurdité. Je préfère définitivement quand ils ne disent rien. Tiens, l’un des écrans affiche un oiseau, on aurait dit un pigeon peu gracieux, sauf que celui-ci a quatre ailes, chacune d’une couleur différente.
— Passé\p?.se\ou\pa.se\masculin. Le temps écoulé.
— Commande non-autorité.
— Commande violette, oui-autorité.
— Demi-violette, non-autorité.
Ils ont l’air de se disputer, l’écran à l’oiseau n’a pas l’air de s’en occuper. Moi non plus. Entre le pigeon et le sol, quelque chose a bougé dans le reflet d’un écran. Est-ce que c’était vraiment un mouvement ? Est-ce que ce n’était pas un pixel un peu plus sombre que les autres ? Les haut-parleurs continuent de parler, leurs voix résonnent dans la petite allée, se chevauchent et s’amplifient mutuellement. Une cloche se rajoute à leur brouhaha, à chaque coup, j’ai l’impression qu’elle frappe plus fort. J’essaie de l’ignorer, de tous les ignorer, et de me concentrer sur l’oiseau qui s’est endormi.
— Log enregistré destination violette.
— Patteuse/eux plus un.
— Cercon deux. Reply all.
— Demi-violette, demi-violette.
Je leur demande de se taire, mais ils ne m’écoutent plus, je n’existe déjà plus pour eux. La cloche en est à son troisième coup. Ils parlent fort, j’ai vraiment envie qu’ils s’arrêtent. Mais je n’ose pas hausser le ton, il risquerait de ne pas apprécier.
— Interaction non nécessaire. Non nécessaire.
— Danger. Danger. Danger.
— Demi-violette, noir complet, tout rouge, tout rouge.
— S’il te plait, oui. Ou alors non, mais pas forcément.
Même armée d’un large bloc de pierre, je dois frapper à plusieurs reprises l’écran le plus proche pour qu’il se taise enfin. Voir les lumières disparaître peu à peu sous les coups a quelque chose de presque jouissif. Surtout qu’il saigne ! Ce n’est pas rouge et chaud comme du vrai sang, mais froid et noir. Les autres n’ont pas bronché, ils continuent de répandre leurs mots, indifférents à la mort de l’un des leurs. Pour le suivant, j’ai laissé tomber la pierre pour arracher de mes deux mains l’écran à son support, le câble derrière résiste. Je recale mes appuis, et force de nouveau. Cette fois, le câble se rompt et crache une pluie noire et presque glacée. Ça sent mauvais, et ça n’a pas bon goût, mais il y a quelque chose d’amusant à voir l’écran se vider de son faux sang. Même quand sa vitre en plastique éclate en mille morceaux sur le sol pavé, du liquide noir s’écoule de sa plaie. J’ai une sensation bizarre au creux de l’estomac, c’est peut-être la culpabilité de détruire des choses qui ne sont pas à moi ? Pourtant c’est tellement agréable ! Alors je continue à détruire les lumières qui m’entourent, une à une. Même celles qui ne disaient rien, même celle avec l’oiseau endormit.
Bientôt, je suis recouverte de sang noir, c’est froid, ça coule dans mes vêtements, mais si je frissonne, ce n’est pas de froid. Juste avant que mon pied ne s’abatte, je vois mon visage dans les reflets du bientôt-mort, il est ravi et si je n’entends pas mon rire c’est parce qu’il est couvert par le bruit des écrans qui se brisent.
Ça y est, la cloche s’est tue après le huitième coup. Le silence et l’obscurité sont de retour. Une large flaque de sang noir noie mes bottes dans une matière visqueuse. Des morceaux de plastiques et des bouts de cadavres de mes victimes flottent dans ce lac macabre. Les câbles pendent mollement aux murs, ils ont épuisé leurs ressources. Je sens encore la chaleur qui se répand dans mon corps, l’excitation est toujours là.
Ce n’est pas assez. Pas assez à détruire. Pas assez vivant. Mes mains tremblent et mes dents claquent.
Heureusement, il en reste encore un. Il n’a fait qu’un seul bruit. Il n’a qu’un seul visage. Quand il parle, c’est d’une seule voix. Quand il se déplace, c’est vers moi qu’il avance. Quand je le détruis, il n’y a toujours pas d’étincelle, mais toujours ce sang à profusion. Il crie plus longtemps, mais comme tous les autres, il finit lui aussi par se taire. Ce n’est qu’une fois que tous les bruits ont cessé que je remarque que du rouge s’est rajouté au noir qui recouvre mes poings.
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