Vertikal[3][0] { Disharmonia }
— Les enfants, il est temps de manger !
<S4R> Maman fait sonner la cloche accrochée sur le mur de la cuisine. Allongée sur le tapis du salon, je fais mine de ne pas l’entendre, j’ai bientôt fini de lire mon histoire pour au moins la millième fois. Je la connais presque par cœur à force. Ma mère fait de nouveau résonner la cloche.
Un jour, un très, très gros dragon apparaît soudainement dans le ciel du royaume et avale tout rond le village du héros. Celui-ci, prisonnier à l’intérieur de la bête, réunit alors des compagnons et se lance dans une quête épique à l’intérieur du méchant lézard pour atteindre le cœur et le transpercer de sa lance magique.
Encore un coup de cloche, maman s’impatiente, le livre sous les bras, j’époussette ma robe blanche avant de trottiner vers la cuisine.
Le tintement retentit encore deux fois, la salle d’attente est vide, des chaises au dossier blanc sont alignées contre le mur, pas d’horloge pour savoir que le temps ne passe pas, pas de magazines pour savoir ce qu’il y a dehors, juste cinq chaises blanches, et maman. Sauf qu’elle ne ressemble pas à maman, elle a des habits tout blancs, et un carnet dans les mains. Quand papa entre dans la pièce, il ne ressemble pas non plus à papa, il a une grande barbe grise, une cravate et pas beaucoup de cheveux sur la tête.
Je suis seule avec lui dans un long couloir, les chaises ont disparu, l’infirmière aussi. Il ne reste que lui. Le docteur s’avance lentement vers moi, malgré son regard bienveillant et sa barbe de grand-père, il va me faire du mal. Je réajuste mon masque en cuir et commence à courir. Mais un vent puissant me heurte violemment, le défèr-lent se tient au bout du couloir, il me crache ses bourrasques et me pousse dans les griffes du docteur. Pliée sur moi-même, battu par les vagues de sables et de gravier, je suis incapable de faire un pas en plus. Soudainement, une forme plus grosse que les autres jaillit dans mon champ de vision : le cadavre de la veille.
Le corps décomposé se jette sur moi et m’enlace de ses os et de sa chair morte. Nous roulons tous les deux au sol, mes mains s’enfoncent dans son torse rendu mou par la pourriture sans pouvoir décrocher ses doigts crochus qui s’enfoncent comme des serres dans mes bras. Et quand il tourne la tête, je reconnais les traits de Retori peints sur son visage décharné, tel un masque grotesque et hideux. Des deux trous sanguinolents qui lui servent de regard s’écoulent des morceaux de sa cervelle. Elle gémit, un son guttural racle le fond de sa gorge et s’échappe par la déchirure qui lui ouvre la gorge. Un flot de sang noirâtre coule le long de ses orifices et dégouline sur mon masque. Parmi les relents fétides qui s’échappent d’elle, je distingue ces quelques mots.
— C’est de ta faute.
Le docteur est à quelque pas, les bras dans le dos, il prend le temps de noter quelque chose sur son calepin et me dit d’une voix neutre.
— Voyons, ne faites pas la difficile, ça ne durera qu’un instant. Je vous l’avais bien dit : suivre les instructions est primordial à la réussite de notre petite expérience.
Je lui crie de m’aider au lieu de me faire la morale, mais aussi indifférent à ma détresse qu’a la fureur du défèr-lent, il s’agenouille tout près de moi et poursuit d’une voix douce, mais suffisamment forte pour couvrir les sons de la cloche qui s’entête à sonner au loin.
— Il aurait juste fallu que vous m’écoutiez, mademoiselle Chapelle.
Il lâche un long soupir, puis s’en va, aussi tranquillement qu’il était venu. Sa blouse blanche disparaît, cachée par les vagues de sable qui traversent le couloir. Je le regarde s’éloigner, incapable de faire le moindre geste, je n’ai même plus la force de hurler. La créature, elle, n’en a pas fini avec moi. Ses mains sont comme des étaux qui me broient les poignets. J’ai mal, je lui supplie d’arrêter, mais pour toute réponse, elle arrache brutalement mon masque, exposant mon visage aux éléments déchaînés. Elle avance ensuite sa tête au dessus de la mienne, ce qui semble être un sourire sur ce qui lui reste de bouche, puis elle vomit sur moi un torrent de liquide noir et visqueux qui dégouline sur ma peau. La substance s’infiltre partout, glisse son odeur putride dans mon nez, force son goût de charogne entre mes lèvres, remplit ma gorge de sa présence nauséeuse. Mes poumons réclament de l’air, ils ne reçoivent que cette mort visqueuse.
Bien trop lentement, ma conscience s’éteint. Je vais mourir, je veux mourir. La cloche sonne pour la huitième fois.
Je me réveille en sursaut, aspirant enfin une goulée d’air frais. Recouverte de sueur et les membres tremblants, je frissonne de peur et de froid. Dans le feu, il ne reste que des cendres à peine chaudes. Encore assommée par le cauchemar, mon regard fait lentement le tour de la salle. Personne.
Ou presque, je bondis sur mes pieds, le cœur battant, les mains serrées prêtes à me défendre. Devant moi, un visage me fixe, il me faut quelques secondes pour comprendre que ce n’est qu’un écran. À l’intérieur, le visage change sans arrêt, empruntant des bouches, des oreilles, des cheveux, à un millier de personnes, seuls ses yeux gardent résolument leur couleur violette.
Resserrant la couverture autour de mes épaules, je m’approche prudemment. Ce violet, on dirait le même qu’il y a dans les yeux de Nihiline… Avec un claquement soudain, l’écran est devenu tout noir, il y a juste une petite barre blanche qui clignote tout en haut à gauche. Elle reste ainsi pendant quelques instants, et enfin elle prend vie et se jette de l’autre coté de l’écran, suivie par une poignée de caractères.
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<N3L> : Va aider Nini ! Elle est en danger. Vite ! \></
Mon esprit encore embrumé par le sommeil parvient quand même à trier toutes les questions qui me brûlent les lèvres. Que N3L prenne la peine de hacker un écran veut dire que c’est sérieux, mais en même temps, Nihiline en danger ? De nous trois, elle est la plus apte à se défendre. J’ai du mal à imaginer quelque chose qui pourrait lui poser problème.
— Où est-elle ? Depuis quand est-elle partie ? Et… je parle à un écran, donc tu n’as absolument pas moyen de m’entendre, n’est-ce pas ?
<N3L> : Si, il y a un autre écran sur ta droite. L’affichage est cassé, mais le micro est encore fonctionnel. Parle plus fort : o
<N3L> : Nini est passée par la fenêtre de derrière, suit les câbles réseaux jusqu’à l’arche en pierre. Elle a seize minutes d’avance sur toi. Dépêche-toi, un cercon deux est annoncé dans cette zone : /
— Et Retori ?
Cette fois, la réponse tarde à venir.
<N3L> : Elle est vers Lazare. Elle va bien.
<N3L> : Probablement : p
L’image du cadavre de mon rêve apparaît pendant un court instant dans mon esprit. Je secoue la tête, ce n’était qu’un rêve, il n’y a pas de raison que ça arrive. Pourtant pourquoi ai-je ce mauvais pressentiment ? Mon regard passe de nouveau sur les caractères blancs encore affichés à l’écran.
— Excuse-moi, tu as dit un cercon deux ?
<N3L> : Oui, au moins. C’est le deuxième en quelques jours, même si c’est pendant l’heure de rush, ça reste impressionnant. J’aimerais que Nini ne soit pas dans les rues quand ça arrivera.
Je me précipite à la fenêtre. Rien sur le pavé, sinon une légère odeur de renfermé. Sur l’un des écrans qui trône haut sur la façade d’un bâtiment en ruine, une horloge numérique affiche huit heures et six minutes. Ils ne devraient pas tarder, et ça sera trop tard. Pourquoi est-ce qu’elles ont choisi ce moment pour disparaitre ? Je leur avais pourtant dit de rester groupées. Si seulement elles m’écoutaient de temps en temps !
Je jette ma cape sur les épaules, enfonce la capuche sur ma tête, et descend les marches de l’escalier quatre à quatre.
La marée morte arrive.
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