Vertikal[3][2] { Disharmonia }
<S4R> Le sol s’est dérobé sous mes pieds, je suis passé à travers un nuage de poussière, puis le froid liquide s’est jeté d’un seul coup sur moi, arrachant de sa morsure glaciale ce qu’il me restait de chaleur. L’eau est sale et boueuse, il faut que je sorte de là. Je bats frénétiquement des bras, mon corps est lourd, mes poumons en feu réclament de l’oxygène. Je lance mes mains de plus en plus loin, quand enfin, je crève la surface de l’eau. De l’air ! Crachant et toussant, j’aspire bruyamment de longues et délicieuses goulées d’air puant ! À quelques mètres j’entends des remous dans l’eau accompagnée de grognements et d’injures, Retori est aussi en train de se battre, mais pour le moment, je n’ai pas la force de penser à quelqu’un d’autre, le froid s’infiltre plus profondément dans mon corps et engourdit mes membres. Je peine à me maintenir à flot, l’eau autour de moi est couverte d’une couche d’une matière visqueuse et grouillante, mélange de mousse, de détritus et de cadavre en décomposition. Je retiens, par miracle, de ne pas ajouter à ces immondices le contenu de mon estomac. Il faut que je sorte d’ici. Je repère rapidement une ouverture qui perce le mur d’en face, un peu en hauteur. Les yeux fixés sur cette sortie providentielle, je commence à agiter vivement les membres, pataugeant plus que nageant. À chaque brasse, je chasse de mon chemin un tas d’ordures flottant. Je me force à me concentrer sur mes mouvements, à rien d’autre, ignorer l’odeur fétide, ne pas penser au goût immonde de l’eau qui se jete dans ma bouche.
Quand j’atteins enfin le mur, je sens comme une pierre tomber au fond de mon estomac. Ce qui m’apparaissait comme un simple pas de porte à escalader se révèle être une paroi de béton de plusieurs trentaines de centimètres de haut. Ma main passe, tremblante, sur la paroi. Des fissures, fines, mais ça devrait suffire, ça doit suffire. Battant des pieds pour me maintenir la tête hors de l’eau, mes mains engourdies par le froid s’agrippent de toute leur force aux fentes qui lézardent tout le long du mur. Mes vêtements gorgés d’eau me tirent impitoyablement vers le bas et mes muscles s’enflamment très rapidement. L’ascension me parait insurmontable. Plusieurs fois, des morceaux de gravats me restent dans les mains, et manquent de peu de me jeter à l’eau, mais, au prix de nombreux grognements et égratignures je parviens enfin à me hisser au sec. La peau des doigts douloureuse, les membres tétanisés, je rampe lentement loin du bord, laissant derrière moi une traînée de boue noire et gluante.
Prostrée au sol au milieu des gravats et de la poussière, je tente de récupérer ma respiration. J’ai encore dans la bouche le goût infect de l’eau, et mes cheveux trempés tombent dans mes yeux. Mais surtout, j’ai froid, mes dents claquent violemment dans ma bouche, et ma chemise imprégnée d’eau glacée me colle à la peau.
— Je hais ce foutu pays !
Le cri est sorti des ténèbres, plein de rage, tellement bienvenue.
— Retori, ça va ?
— Si ça va ? Mais bien sûr que ça va, je me disais bien que j’aimerais prendre un bain dans du jus de macchabées, c’est tellement bon pour la peau ! MERDE ! Bien sûr que ça va pas !
— J’ai… eu peur que… tu n’es pas revenue, je...
Un frisson incontrôlable m’interrompt au milieu de ma phrase. Je parviens à bredouiller d’une voix faible un amas de syllabes à peine compréhensible :
— N3L m’a dit… le cerclon… et toi… encore dehors… je voulais pas te laisser.
Un silence. Pendant un moment, on peut entendre les pas des cercleux au-dessus de nous. Puis Retori explose.
— Hé bien heureusement que t’es là ! Je sais pas ce que j’aurais fais sans toi ! J’aurais pas réussi à me les cailler toute seule tiens ! T’aurais pus rester pénarde, j’ai pas besoin de toi. Depuis le début je vous l’ai dit : je peux me démerder seule.
Son ton est encore plus acide que d’habitude. Généralement je me contente de la laisser parler, parce que je me suis lassé de répondre à ses piques depuis longtemps. Mais là, j’explose. Hurler me fait du bien, ça me réchauffe, le froid ne me fait plus trembler. Debout près du bord, je crie de toutes mes forces.
— Ah oui ? Et dans le métro ? Dans la galerie ? Ou même dans l’hôpital ? À chaque fois, je t’ai prévenu, à chaque fois tu ne m’as pas écouté pour foncer tête baissée dans les ennuis. À chaque fois ! Tu te souviens de ce que Nihiline à dû faire ? Tu te souviens de sa tête ? À cause de toi, on a toutes risqué nos vies ! C’est parce qu’on est ensemble qu’on a survécu ! Sans moi et Nihiline tu n’aurais pas pu survivre aussi longtemps. Et toi, tu dis que tu n'as pas besoin de nous ?
Ma tirade me laisse haletante. Je vois Retori, là-bas, au loin. À travers l’ouverture, l’éclat des étoiles du plafond-ciel se déverse, brillant et bleuté. Dans son sillage, de fines particules de poussière dansent, poussées par une légère brise et des filets de sables coulent jusqu’au sol liquide, viennent y ajouter des rides dans un joyeux tintement. En heurtant sa surface, la lumière se reflète pour aller cogner les murs de notre grotte, les peignant d’une couleur vert bouteille sale. À l’opposé, Retori se tient sur une plateforme métallique, les restes d’un wagon de métro sans doute. Le blanc devenu gris de sa chemise colle à sa peau, de l’eau sombre dégouline le long de ses pieds nus et tracent de larges sillons de saletés et de boue. Les mains serrées autour du corps, elle tremble. Le visage à moitié cachée par ses longs cheveux rouges teintés de noir, malgré la lueur féroce qui brûle encore dans ses yeux, la fatigue et le froid ont tiré ses traits et tracé des cernes sous ses yeux. Un peu de rouge coule le long de son front. Son état est pire que le mien. Mais le souci que je me fais pour elle ne suffit pas à me calmer.
— Tu n’as pas le droit de dire ça ! Tu n’as pas le droit. Nous sommes ensemble, depuis le début. Tu ne peux pas juste nous dire qu’on sert à rien parce que ce n'est pas vrai. Tu as besoin de nous, et nous... Nihiline à besoin de toi et...
Je dois m'arrêter pour reprendre mon souffle, pour essuyer les larmes qui se sont mêlées à ma sueur. La colère s’est dissipée, je suis fatiguée. Je prends une longue inspiration, j’essaie de me calmer, pour que mes mots sortent correctement. Mais quels mots ? Lui dire que moi aussi j’ai besoin d’elle ? Que c’est parce qu’elle est là, elle et sa hargne à pousser toujours plus loin que je ne suis pas devenu cercleux ? Que j’ai besoin d’elle ?
Pendant un moment, on entend plus que le bruit de pas des cercleux au-dessus. C’est à elle de briser le silence.
— On devrait rentrer. Nihl doit être inquiète.
Je hoche silencieusement la tête, et vois Retori, le regard tourné vers le haut de la grotte, les yeux écarquillés. Une pluie monstrueuse s’engouffre dans notre caverne.
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