Réminiscence

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Réminiscence.

« Règle 3, ne jamais révéler à quiconque non-concerné le contenu exact d'une vision, même en étant victime de quelconques coercitions. »

Règlement à l'adresse des voyantes et prophètes de tout pays, de tout univers et de toute espèce.

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TOBIAS

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— Ma mère a maudit notre Coven en donnant naissance à une sorcière incapable d'achever une potion basique ! s'écria Anastasia en jetant un regard courroucé à la mixture verdâtre et fumante dans son chaudron.

Tobias en aurait bien rit, s'il n'avait pas craint que la jeune et belle sorcière ne détourne les yeux de sa potion pour l'immoler de son regard enflammé. Il aurait bien voulu lui répliquer qu'être aussi distraite ruinait peut-être nombre de potions, mais que c'était surtout un sacré avantage pour une sorcière de son acabit. Mais pour un tel outrage, il risquait très certainement d'être maudit sur trois générations, cependant il n'en aurait pas moins raison ! Elle était une voyante, pas une potionniste, par le Loup ! Après tout, que lui importait de savoir réaliser une potion contre les rhumatismes, quand elle pouvait prévoir l'avenir, d'une seule vision ? Bon, ce n’était peut-être pas exactement le pouvoir dont on tirait le plus orgueil, mais tout de même... elle était presciente et respectée par la Communauté en tant que telle !

— Peut-être que ta magie n'est pas exactement ce que tu aurais escompté, mais vois les choses du bon côté. Tu sèmes le bonheur, là où certaines ne gâtent le sol que de cadavres et sorts infâmes. Je ne devrai même pas encore avoir besoin de te le dire…

Elle soupira et se dégagea de son étreinte, pour aller vider le contenu de sa potion loupée dans le récipient prévu à cet effet. Elle nettoya ensuite, sous le regard patient de Tobias, son chaudron d'un sort de propreté. Une fois cela fait, elle alla ranger ses instruments et ses produits dans la grande armoire à ingrédients en ébène qui se trouvait à l'extrémité de son laboratoire. Tout dans ses mouvements et sa moue prouvait à Tobias qu’elle était accablée.

Il avait toujours du mal à comprendre comment, celle qu'il considérait comme sa fille adoptive, pouvait se sentir si désavantagée par sa Déesse. Pour lui, cette petite sorcière qu'il avait vu devenir adulte, était une des plus belles choses qu'Épiméthée n’ait jamais créé. Lui-même en tant que métamorphe connaissait bien la valeur du don de ce titan si maladroit. Il le remerciait tous les jours pour le cadeau qu'il leur avait fait à eux, surnaturels. Non vraiment, il ne la comprenait pas.

Anastasia poursuivit ses récriminations toutes aussi dénuées de sens, à raison de « je devais être potionniste » ou encore de « ma mère en était une » qui firent lever les yeux au ciel à Tobias. Elle ressemblait à cet instant tellement à une gamine capricieuse, chose qu'elle n'avait jamais été, même au cœur de l’adolescence. Qu'avait-elle donc ? Une gamine pleurnicheuse et plaintive.

Il mit les paroles de la jeune sorcière en sourdine et fixa les grandes baies vitrées qui donnaient sur la forêt de sapins enneigée à perte de vue, en réfléchissant.

La mère d'Anastasia avait certes été une célèbre potionniste, mais elle était une sorcière de terre. Anastasia tentait depuis des années de lui ressembler, malgré la nature de sa magie et de son caractère qui se prêtaient peu à ce type d'activités. Cependant, Tobias ne connaissait personne d'aussi opiniâtre qu'Anastasia. Elle avait défié sa propre nature et était parvenue à un résultat pour le moins étonnant : la réussite ! En effet, elle avait obtenu une licence en Potions et Sortilèges et ce avec une moyenne tout à fait honorable. Cela ne s'était pas fait sans douleur, mais elle avait tout de même obtenu son diplôme. Cela avait semblé la satisfaire, puisqu'elle était devenue leur sorcière attitrée et qu'elle s'était depuis, de plus en plus centrée sur son don et sur la façon dont elle pourrait le développer. Il avait eu l'impression qu'ils avaient dépassé cette phase de manque de confiance en soi, alors pourquoi recommençait-elle à lutter contre ses visions ? Pourquoi se faisait-elle à nouveau du mal en rejetant son don ? Pourquoi avait-il à nouveau l'impression de faire face à cette jeune fille de seize ans mal dans sa peau ? Comment pouvait-il la faire redevenir elle-même ? Il allait faire comme il l'avait fait à l'époque, il allait gronder comme le loup opiniâtre qu'il était.

— Je ne pensai pas avoir un jour cette discussion avec toi, Ana. Ces paroles que tu débites ? Ce sont celles de tante. Je vais répéter ce que toi-même tu m’as dit à l’époque. Ta mère est certes une potionniste, mais ton père reste un démon de Luxure ! Tu es le meilleur mélange qu'ils n'auraient jamais pu produire ! Ta détermination doit être mise au service de ton propre don. Tu dois faire ce que tu as toujours aimé. Faire le bonheur des autres, l'interrompit-il avec une ardente conviction.

Démons et sorciers ne faisaient pas vraiment bon ménage en ce qui concernait la génétique. Ils étaient comme chien et chat. Les démons ne frayaient pas avec les sorciers, c'était écrit et universellement accepté, parce que les premiers étaient des créatures bibliques et les seconds des créatures mythologiques. Qui avait déjà vu Dieu frayer avec les dieux du mont Olympe ? La génétique n'acceptait que difficilement de mêler deux mondes si différents. Les lois de la nature n'acceptaient pas cela non plus, mais parfois cela arrivait malgré tout et Anastasia en était à la fois le fruit et la preuve vivante ! En vérité, elle n'était pas malchanceuse, parce qu'elle avait hérité de bien peu de gènes de son père et rien dans son apparence ne suggérait de prime abord la pluralité de ses ascendances, lui épargnant donc bien des déboires.

Un nouvel élan de tendresse le saisit à la vue du trouble qui avait envahi la jeune femme. Il s'en voulut presque de l'avoir rabrouée, mais ne pouvait réellement regretter de l'avoir secouée. Il ne voulait pas lui faire du mal, il voulait simplement qu’elle redevienne elle-même. Non mieux, qu’elle renaisse de ses cendres, qu’elle se détache de ce qui pouvait encore la perturber et prenne son envol.

Il l'enserra entre ses bras, passant ses doigts dans les longs cheveux d'ébène de la jeune femme afin d'adoucir la dureté de ses paroles. A l'instar de tout alpha, il souhaitait voir ses loups s'échapper et prendre leur indépendance. Anastasia était très certainement celle qu'il espérait le plus voir déployer ses ailes, même si elle n'était pas à proprement parlé une de ses louves. S'il l'avait fait venir parmi les siens c'était bien pour l'arracher à son enfance douloureuse et effectivement, ces années qu'elle avait passées auprès de la meute de Tobias l'avait réconcilié avec la tendresse et l'amour et il en était heureux.

Il ne la laisserait donc pas revenir sur tout ce que la meute lui avait offert ! Il ne la laisserait pas devenir le perroquet de sa tante intolérante ! Il ne souhaitait rien de plus que de la voir enfin définitivement heureuse après toutes ces années de souffrances qu'il lui connaissait. Cependant, il y avait à fort à craindre que toutes ses blessures n'aient pas cicatrisé, en témoignaient les tressaillements qu'il lui voyait quand elle était auprès d'autres sorciers, ou les ténèbres qui hantaient encore par moment ses iris. Était-ce cela ? Les blessures de son passé s'étaient-elles réveillées ?

Quoi qu’il se passe dans sa jolie petite tête, il n’y pourrait rien. Il fallait qu'elle parcoure seule ce dernier bout de chemin qui l'amènerait à l'indépendance et à un bonheur sans tache. Il avait fait ce qu'il avait pu en lui offrant un foyer chaleureux et nombres d'oreilles et épaules accueillantes, mais le reste n'était plus entre ses mains.

Il resserra leur étreinte, pressant le corps frêle de sa fille de cœur contre le sien. Il sentait contre sa peau son pouls battre à tout rompre.

Elle se crispa soudainement entre ses bras et il la saisit par les épaules à temps pour voir ses yeux se parer d'obsidienne. Son regard resta un instant sans reconnaissance sur lui, puis s'éclaircit - pas physiquement cependant, car ses yeux restèrent d'un noir opaque- et simultanément, elle sembla revenir à elle.

Il devina qu'elle venait d'avoir une vision. Tous les signes étaient là. Les yeux des voyantes devenaient d'un noir d'encre, sans pupilles, quand une vision les assaillait. Cette dernière devait avoir été brève, certainement juste une image, quasiment insaisissable. Une réminiscence, peut-être ? Quelque chose en rapport avec cette hypersensibilité, qu'il ne lui connaissait plus depuis des années ? Est-ce que ce qu'elle avait vu de son avenir avait réveillé son passé ? Avait-elle 19/01/2019eu une vision de son propre passé ?

Tobias fronça les sourcils et l'interrogea :

— Qu'as-tu vu ?

— Rien qui ne te concerne, répliqua-t-elle, sur la défensive, tout son corps tendu. Cette vision ne concernait que moi, personne d'autre. Alors calme ta bête ou je la caresse à rebrousse-poil, fit la jeune sorcière en riant pour détendre l'atmosphère.

Il ressentait le profond besoin de la protéger envers et contre tous et cela se traduisait dans la situation présente par une irrépressible envie d'ingérence. Mais comme tous, elle revendiquait un jardin secret et il n'avait pas le droit de le lui refuser. Même si son loup le poussait à insister pour connaitre la vision qui semblait tant la perturber, il le mit en veilleuse et abandonna, parce qu'il savait qu'elle avait raison et qu'il avait décidé de la laisser gagner son indépendance.

Il ne pouvait se permettre d'insister plus avant, parce que cette vision ne pouvait que la concerner de la plus intime des façons... Elle le lui avait affirmé. Que ce soit son passé ou son avenir, cela semblait la perturber infiniment.

Il comptait bien sur le fait qu'elle finirait bien par se confier à lui à un moment ou à un autre. Ou même à Isaak, s'il le fallait. Parce qu'Isaak, le frère de Tobias, avait un avantage sur lui, il avait pratiquement le même âge qu'Anastasia, ce dont on ne pouvait pas le taxer lui-même. De plus, ils étaient très proches et ce depuis son arrivée dans la meute. Oui, elle finirait certainement par en parler avec Isaak.

Il avait confiance en l'amour qu'elle leur portait et attendrait qu'elle réclame leur aide ou leur soutien quand le moment viendrait - si même il venait. Et si elle n'avait pas besoin d'aide, il en serait parfaitement satisfait. Et si l'acceptation de son avenir ou de son passé, la faisait s'éloigner de la meute, cela lui briserait le cœur, mais il ferait avec, parce qu'il l'aimait. Voir sa famille heureuse suffisait à sa vie.

Il la contourna pour la regarder en face et leva lentement la main, caressant avec tendresse sa joue. Puis il se détourna et quitta la pièce, sans un mot, acceptant tacitement de la laisser gérer cette affaire seule et lui faisant confiance pour faire ce qu'il fallait. Il lui témoignait également son amour et son indéfectible soutien.

En fermant la porte doucement derrière lui, il eut un sourire et pensa : pourvu qu'elle s'envole !

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