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Le jour suivant fut à eux, car c’était celui de la transhumance où les blancs remplaçaient les rouges. Après un début de matinée coquin, Codou proposa à Gilles de lui faire découvrir son pays. Codou enfila son pantalon serré, regroupa ses petites nattes sous son bonnet noir. Il conseilla à Gilles un short et un chapeau. Après avoir enjambé des montagnes de valises, ils traversèrent le parc, si joliment fleuri et entretenu, avant d’atteindre l’entrée et le poste de garde, seule ouverture, avec la plage, du domaine. Gilles réalisa alors qu’il venait de vivre une semaine entière dans le triangle délimité par sa chambre, la piscine et la salle à manger. Après un salut au gardien, il commença à ouvrir les yeux sur tout. Ils quittèrent rapidement la route goudronnée pour emprunter des rues sableuses, bordées de hauts murs, laissant percevoir la vie intérieure par une porte toujours ouverte. Il retrouvait les images de son arrivée, mais cette fois, il était dedans. Malgré cette saleté omniprésente, aucune odeur nauséabonde ne flottait. Il courrait derrière Codou qui avançait de son ample pas lent, alors qu’il voulait tout regarder et en même temps, admirer la démarche féline de son ami. Tout le monde semblait affairé et vaquer à une activité précise dans une nonchalance agréable. Les garçons jouaient au foot dans des maillots colorés, alors que les filles, plus sages, s’échangeaient de petits secrets ou s’occupaient des tout-petits. Les plus jeunes le saluaient d’un joyeux « Toubab ! » en agitant leur petite main devant leur sourire. Il répondait gauchement, poursuivant cette course au but inconnu. Il s’interrogea sur le nombre de maisons en construction, avec des parpaings alignés pour sécher, alors que d’autres étaient déjà en ruine avant d’avoir été terminées. Des femmes assises vendaient de minuscules sachets de produits indéterminables. Cela ne ressemblait à rien, mais regorgeait d’une vie qui semblait paisible.
Les vêtements le fascinaient, semblant laisser sa place au corps, avec les bras et les jambes dénudées. Apparemment, plus on était jeune, plus on montrait de peau, ce qui affolait ses sens. Si les hommes n’avaient rien de particulier, la plupart des femmes portaient d’amples robes très colorées. Gilles se rendit compte ainsi que Codou partageait avec les autres ses jambes infinies, sa stature grêle et élégante. Ce dernier avançait de son pas calme, lançant un bonjour, claquant une main, répondant dans un éclat de rire. Il paraissait connu de tous et tous le connaitre.
Ils arrivèrent à une large route goudronnée. Codou marchait, regardant les voitures qui arrivaient dans leurs dos. Sans signe particulier, l’une d’elles stoppa.
— Viens !
Gilles ne put retenir un mouvement de recul devant cette guimbarde aux tôles défoncées, démunies de phares et d’essuie-glace. Il y eut des pourparlers, des billets échangés et ils grimpèrent dans cette voiture surchargée. Ils se trouvaient côte à côte et sentir la pression de son ami le réconforta. Ils étaient trop nombreux, trop entassés, et le contact de ces autres voyageurs l’indisposait, d’autant que la touffeur rendait l’habitacle irrespirable. Il se tenait contracté, évitant les frottements contre des inconnus. Il n’avait qu’une envie : s’extraire en hurlant de ce cercueil roulant. Désespéré, il cherchait le regard de son ami pour lui crier sa souffrance. Quand il accrocha ses yeux, il y eut un déclic. Il entendit dans sa tête : « Arrête de te battre, accepte ! ». Aussitôt, la situation lui parut vivable. Il dénoua ses bras et ses jambes pour les entremêler avec ceux de ces voisins, améliorant immédiatement son confort. Il n’était plus lui, mais un des éléments confus de ce taxi. Il lut de l’approbation dans les yeux de Codou. Comment ce gamin avait-il su deviner son épanouissement ? Comment avait-il pu savoir son acceptation de ce pays si étrange ? Car maintenant, Gilles se sentait appartenir à cette fraternité.
Curieux, il assistait aux slaloms du véhicule entre les motos zigzagantes, les voitures qui démarraient sans prévenir, les carrioles à cheval ou à âne, les camions surchargés et fumant, le tout dans un concert de klaxons. Ils traversèrent un bout de campagne. Il était un citadin, ennuyé par le vert. Il apercevait un horizon lointain qui se fondait dans le ciel aux travées d’une brume jaunâtre. D’immenses palmiers, au tronc aussi fin que les jambes de Macodou, parsemaient cet espace. C’était tellement différent de ses voyages passés : on descendait du car confortable, on écoutait des commentaires savants devant ou dans une construction remarquable, puis on remontait à sa place, déjà oublieux. Ici, tout le captivait.
De temps en temps, un brusque écart les projetait brutalement les uns sur les autres. Il se cogna violemment. Cela déclencha des éclats de rire. En France, cela aurait terminé dans la hargne, alors qu’ici, l’incident était déjà oublié. « De grands enfants », l’expression lui revenait. Ou de grands sages, une autre façon d’affronter les malheurs du monde ?
C’était à nouveau la ville. Le long de la route défilaient tous les métiers du monde, dans un artisanat des plus fruste, mais apparemment efficace. Garagistes, menuiseries, forgerons, restaurants se suivaient dans un bordel incompréhensible, mais joyeux. Le trajet dura au moins une heure et les brusques écarts ou les trous déplaçaient les corps, leur évitant l’ankylose, dans une indifférence totale.
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