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C’est encore en se tenant la main qu’ils franchirent une porte métallique grande ouverte. Codou saluait tout le monde, dans leur langue étrange. Chacun jaugeait discrètement l’intrus, avant de le saluer avec retenue. Gilles imitait leur beau geste en posant sa main sur son cœur. Une jeune fille sortit d’une maison, copie de Codou. Ils s’embrassèrent, tandis que la dernière production du moule, d’une douzaine d’années, venait se jeter dans les bras du grand frère. Les deux enfants fixaient ce Blanc, interrogatifs. Codou reprit la main de Gilles pour l’inviter à pénétrer dans une pièce sombre. Deux immenses bat-flancs la meublaient. Le sol de terre battue supportait également de petits tabourets disposés autour d’une table basse sur laquelle fumait une grande casserole. Ils venaient d’interrompre le repas. Codou salua longuement sa mère, avant d’ouvrir le bras pour inviter son ami à approcher, absorbé immédiatement dans une embrassade débordante dans laquelle il ne pouvait se débattre.
— Alors, c’est toi, le nouveau mari de Codou ? lâcha-t-elle en le libérant.
Il rougit sans oser répondre, un reste de honte le rendant encore incapable de reconnaitre sa liaison avec un homme. Surtout, il n’avait pas vu leur relation ainsi. Son affection pour son ange était infinie, mais était-ce réciproque ? Ils ne formaient certainement pas un couple ! Perdu, il finit par hocher la tête. Elle était encore jeune et c’est elle qui avait donné cette finesse de traits à ses enfants. Il était perturbé par ces quelques mots de bienvenue, car, au-delà du « mari », elle l’avait appelé son fils par son prénom féminin, montrant ainsi l’acceptation de son orientation. Elle savait donc la nature de leur relation. Le plus troublant était le terme de « nouveau » : combien de « maris » l’avaient précédé et, surtout, combien lui succéderaient ? Un frisson le parcourut, alors que la main l’invitait à se poser sur un de ces petits tabourets. Les autres enfants étaient revenus. Il se vit offrir une cuillère et inviter à piocher dans ce qui ressemblait à un couscous. Il n’y avait pas de viande. Le goût était agréable, avant que le piment ravage sa bouche et son estomac. Ses yeux sortirent de ses orbites avant les larmes. On lui apporta un gobelet qu’il engloutit sans parvenir à éteindre l’incendie. La brulure se calma avec les suivants. Tous paraissaient inquiets. La sœur lui apporta de la semoule qu’elle alla racler dans une marmite. Le goût lui était inconnu, mais cela calma sa faim.
Pendant que la fille faisait la vaisselle, la mère invita le « mari » de son fils à s’asseoir sous l’auvent de tôle ondulée, muni de ce tabouret qui lui cassait les jambes. Codou avait disparu. Elle l’interrogea sur son nom, sa famille, ce qu’il faisait, combien il gagnait. Il répondait avec amusement à ces questions anodines, espérant en retour en apprendre plus sur son amant. Il sut ainsi que Codou avait toujours été un adorable garçon, que son père s’était tué dans un accident dix ans auparavant, qu’il avait trouvé ce travail à l’hôtel, qui était bien payé. Il se demanda si elle ignorait, volontairement ou non, la nature de ce travail. Une mère, même africaine, pouvait-elle vivre en sachant que son fils se prostitue ?
Sans avoir à pousser, il apprit que Codou se trouvait parfois un mari pour une semaine, et qu’il recevait alors des cadeaux qui aidaient la famille. Codou avait besoin d’un vrai mari. Il était le premier à venir les visiter. Elle savait donc !
Elle parlait avec admiration et amour de ce fils étrange. C’était difficile ici. Elle avait peur pour lui. Au moins, à l’hôtel, il ne craignait rien. Ils étaient venus s’installer ici, près de son travail. Surtout, il était inconnu ici. Dans leur quartier d’avant, il avait été battu plusieurs fois. C’était dur d’être comme lui, si beau, si gentil. Quand il avait onze ans, juste après la disparition de son père… Elle interrompit ses paroles, les yeux dans le vide. Il vit les larmes tomber dans la poussière. Il comprit sans les mots. Il posa sa main sur le bras de cette femme inconnue, pris d’une compassion immense. Il était révolté, plein de colère. Il avait pour Codou une affection de père, un véritable amour. Il se devait de le protéger.
Elle leva les yeux.
— On est parti chez ma sœur. Ça a recommencé… Mon Macodou, ma Codou, mon petit…
Elle secoua la tête et ne lui raconta plus que des anecdotes amusantes sur ce garçon.
Découvrir la vie de son ami le comblait. Cette famille était dorénavant la sienne. Codou surgit alors dans son épanouissement, vêtue d’un boubou discret qui le mettait en valeur. Il s’assit au pied de sa mère, posa la tête sur ces genoux. La main maternelle caressait la tête de son enfant.
— Elle est belle, ma Codou !
Gilles crut voir deux larmes perler des paupières fermées. Cette insistance à ne voir que le côté féminin de son fils était troublant. Un long silence s’installa, dans une plénitude du temps. Cinq minutes avant, ils discouraient sur cet enfant. Sa présence semblait rendre impossible la poursuite. Gilles s’en voulait d’avoir profité du plaisir avec cet être exceptionnel sans s’être intéressé un minimum à sa personne. Que de malheurs vécus pour un si jeune homme ! Il se promit dorénavant d’être son père, son frère avant d’être son amant. Les minutes s’écoutaient, inutiles. Puis Codou et sa mère échangèrent dans cette langue incompréhensible. Après un recueillement, la tête toujours sur les genoux de sa maman, Codou prononça :
— Si tu veux, tu peux dormir ici. Ou je te raccompagne à l’hôtel.
Gilles comprit que l’invitation venait de la mère.
— Et toi, que préfères-tu ?
Codou ouvrit les yeux pour le regarder.
— Dormir chez ta mère est un grand honneur. J’accepte sa gentillesse.
L’éclair dans les yeux sombres confirma son intuition. Le silence revint. Codou se redressa.
— Viens ! Je vais te montrer mon village. Nous avons le temps. Il disparut dans la cabane.
— Codou a beaucoup de chance ! Je t’ai regardé quand il est sorti. J’ai vu ton amour pour lui.
Gilles entendit le mot, son cœur battit plus fort. C’était donc cela ? Cela se voyait donc tant que ça ? Il repensa à Bob, qui, lui aussi, l’avait percé.
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