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Il fut réveillé avant l’aube par l’appel à la prière. Instantanément, il sut où il était, contre qui il avait dormi. Une énorme énergie le combla. Il se tourna vers son amour, pour sentir son souffle, admirer sa beauté dans les premières lueurs.

Ils partirent au petit matin, après des adieux et des promesses de retours. Khadija et Samsidine étaient émus. Il fut serré fort par la mère, et c’est le cœur gros qu’ils se rapprochèrent de la mer, Gilles souhaitant rejoindre l’hôtel par la plage.

En traversant le village, ils furent assaillis par de jeunes garçons munis d’un bol ou d’une cuvette en plastique, les yeux implorant quelques miséricordes. Codou les repoussait plus ou moins brutalement, selon leur insistance. Il expliqua :

— Des mendiants, des talibés. Ils sont recueillis à l’école coranique, rejetés par leurs parents. Ils y dorment et mendient pour manger.

Gilles était impressionné par ces petits visages déjà démolis par la misère, ces grands yeux qui ne pouvaient plus sourire. Ce pays n’avait pas que du bon, pensa-t-il, alors qu’une compassion l’envahissait, d’autant plus immense qu’il était démuni. Une fois sur la plage, le calme roulement des vagues lui fit oublier cette misère. Il était à côté de son amant, il voulait tout savoir de lui.

— Codou, qui es-tu ? Quel âge as-tu ? Tu m’as fait parler de moi. Tu m’as dit qu’il fallait rendre la pareille…

— J’ai vingt-et-un ans. Je suis un homme-femme qui vend son corps pour faire vivre sa famille. Depuis quatre ans. Je suis un déchet. Je ne mérite rien.

Il criait cela en avançant de son pas magnifique, obligeant Gilles à courir derrière lui. Son ami avait senti un changement, un malaise. Jusqu’ici, Macodou s’était livré sans fard, mais paraissant accepter son sort et même en apprécier certains aspects. Cette sortie brutale d’acide lui brisa le cœur.

— Codou, tu es le plus beau de tous les êtres humains…

— Je suis un détritus, abusé par tous les pervers qui viennent chez nous assouvir leurs pulsions malsaines.

— Codou !

Mais il continuait, exprimant son dégout de ce qu’il était. Cela révoltait Gilles qui finit par lui crier :

— Codou, moi, je t’aime !

Il fut lui-même étonné de cet aveu qui cloua Codou. Gilles voulait le consoler, à jamais, pour toujours. Cette souffrance lui était insupportable. Son dieu ne pouvait souffrir.

— Codou, je suis là, je vais t’aider !

— Va-t’en ! Je suis mauvais. Je vais te pourrir.

— Tant pis ! Tu es ma raison de vivre, tu peux être ma raison de mourir… Viens !

Codou s’approcha. Ils s’assirent dans le sable, loin de tout.

— Codou, je suis ton ami. Je vais tout faire pour toi. Rien d’autre ne compte. Dis-moi tout…

— C’est trop tard. Dans quelques années, je serai fané, bon à jeter. Je veux juste que Khadija et Samsidine s’en sortent, puissent faire des études. Pour moi c’est fini !

— Codou, parle-moi de toi. Je veux tellement te connaitre.

Il découvrit le calvaire de son dieu. Son père était chauffeur. Il avait été tué dans un accident, très loin de chez eux. Il était enterré là-bas. Il avait dix ans alors. Il s’était fait battre plusieurs fois, car il y avait beaucoup de musulmans dans le village et ils avaient appris qu’il aimait un garçon. Il ne savait pas encore. C’était juste un ami, avec qui il s’entendait très bien.

— Ils étaient une dizaine, dont des grands. Ils nous ont attrapés, déshabillés, et puis…

Gilles se taisait. Deux enfants ! Uniquement parce qu’ils… Quels sauvages ! Macodou s’était arrêté. Gilles comprit qu’il était reparti dans cette soirée où il avait été détruit. Son intuition lui fit comprendre qu’un contact, même infiniment tendre, le révulserait. Il attendit.

— Fallou, mon copain, s’est tué après. J’aurais dû faire pareil. On a déménagé, mais ça a recommencé, souvent. J’ai compris qu’il ne fallait pas se débattre. Juste se laisser faire. Après, qu’il soit un ou mille, cela n’a plus d’importance. Tous les hommes sont des pervers. Tous !, cria-t-il les dents serrées. Ils ne rêvent que de faire ça. Il n’y a que les gens comme nous pour le faire gentiment, et encore ! J’ai vingt-et-un ans, tu veux savoir combien de fois j’ai été…

— Codou ! Arrête !

— 414 fois ! 414 hommes me sont passés dessus ! hurla-t-il.

Gilles fut pétrifié. Il les avait donc tous comptés sur son chemin de douleur, comme pour mesurer sa déchéance. Il se demanda s’il était le 414e à avoir abusé de l’innocence. Si jeune, si fragile, si abîmé ! Gilles était submergé de chagrin.

— Malgré tout ça, ton cœur est pur. Je voudrais te faire oublier tout ça, prendre soin de toi.

— Pourquoi tu me fais parler de tout ça ? C’est mon histoire. T’occupe pas de moi.

Il se leva brusquement. Même en colère, il était magnifique. Tant de perfection, tant de cruautés, tant de malheurs. Était-il possible de sauver un ange déchu ?

Macodou s’était arrêté, retourné vers lui. Que se passait-il entre eux ? Qu’éprouvait ce jeune éphèbe noir pour ce vieux Blanc décati ? Il l’attendait. Macodou prit la main de Gilles quand ce dernier approcha. Ce geste d’apaisement et de rapprochement souleva tous les sentiments que Gilles n’avait jamais connu, paternel, amoureux, amant. Le centre de son univers marchait à ses côtés.

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