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Lors de l’hivernage suivant, Gilles crut retrouver le bonheur. Macodou vint s’installer, se faisant servir par son ancien amant. Les premières nuits, il se refusa, laissant Gilles inonder ses draps de chagrin. Un élan de pitié lui fit partager à nouveau le lit nuptial, mettant son corps à disposition, n’éprouvant plus rien pour ce vieux blanc comme les autres, bien qu’il finisse par être sensible à la dévotion et à la ferveur de son hôte. Il resta deux semaines, partit, revint, rendant à Gilles chaque fois sa raison de vivre, même si ce dernier avait remarqué les premières marques de la maturité chez son protégé, qui paraissait bruler plus vite que les autres, se faner, par l’usage forcené de son corps. L’effacement de la pureté qu’il avait connu rendait Gilles plus précautionneux et attentif.
Gilles avait créé sa petite vie. Il avait rejoint une association qui travaillait pour aider les petits mendiants, œuvrant à distance, dans une crainte permanente. Il n’arrivait pas à oublier ces enfants jetés dans l’enfer dès leur naissance. Lui-même n’avait pas eu d’enfance et de jeunesse, mais il se trouvait maintenant privilégié.
Il arpentait les rues, s’arrêtant pour discuter avec chacun, eux dans leur français malmené, lui dans ses essais de parlers locaux, perdu dans leur pluralité. De toute façon, l’important était de montrer sa sympathie et de partager les salutations. Le bar de l’hôtel demeurait son refuge, s’inquiétant d’un visage qu’il ne voyait plus, faisant connaissance d’un nouveau minois. Cette jeunesse marchandise défilait rapidement, sortant souvent dans des conditions tragiques, renouvelées si facilement malgré tout. Il savait depuis longtemps que le sort de Macodou était tracé, ce qui lui arrachait un rictus quand la pensée revenait. Il priait, à nouveau, pour simplement repousser l’échéance.
Il baignait dans cette vie, ne faisant plus attention à ses bricolages incessants de survie, car la pension peinait à couvrir ses frais. Il avait complètement effacé les soixante-deux premières années de sa vie, constituées de vides et d’absences, se focalisant sur ces quelques mois qui avaient donné un sens à son existence.
C’est Samsidine qui fit tout basculer. Si Codou n’exprimait plus rien, hormis encore quelques rares offrandes de son corps, par charité en souvenir d’un passé devenu indifférent, le petit frère restait attaché à son oncle, et lui montrait une grande affection, coupée de longues, trop longues, absences.
Sa venue déclenchait chez Gilles des pulsions paternelles de plus en plus fortes, car, finalement, avoir un enfant était l’unique raison de vivre.
Il venait d’avoir quinze ans quand il lui annonça qu’il arrêtait ses études.
— Mais tu réussis bien ! Tu vas finir par avoir un diplôme. Tu pourras être fonctionnaire…
— Tu rigoles ! Pour toucher un salaire de misère ! Regarde Codou : tu sais combien il gagne ?
— Non.
Le chiffre le stupéfia. Même en France, cela aurait été un énorme salaire. Tout ça en monnayant son propre plaisir. Gilles savait qu’il devait déduire ce qu’il donnait à des protecteurs, les ayant reçus à la maison et en en ayant réglé plusieurs.
— Samsidine, ne me dis pas que tu veux faire comme lui ! Tu vaux mieux que ça !
— Mieux que ta femme ? Mieux que ton ancienne femme, plutôt !
Les mots blessèrent Gilles.
— De toute façon, moi, je ne suis pas un gori-jeens !
Gilles se sentit rassuré.
— C’est un copain qui m’a indiqué ça : il y a plein de vieilles toubabs qui rêvent des grosses bites des Noirs. Alors, avec un peu de charme, tu les emballes.
Gilles le regarda. Ce garçon qu’il avait connu encore enfant ! Tout ce qu’ils avaient partagé ! Il avait pris soin de lui, non seulement matériellement, mais moralement. Ils avaient tant échangé, le petit se posant les éternelles questions existentielles, l’aîné, le rassurant, lui parlant de valeurs, l’accompagnant dans des confrontations serrées. Tout ce que son propre père avait raté. Il voulut attaquer, retenir l’effondrement, mais il connaissait trop Samsidine pour savoir l’inutilité d’une telle démarche. Il attira à lui l’adolescent, le serrant dans ses bras, le couvrant de larmes de chagrin. Un si bel enfant qui allait être englouti dans l’enfer pourri nécessaire aux Occidentaux.
Il avait devant lui un garçon charmant, bien bâti, plus viril et musclé que son frère, dans la force de la fin d’adolescence. Une bête magnifique, certes, mais surtout un garçon intelligent, attentif aux autres, doué d’une grande gentillesse. C’est cet esprit qui allait être souillé. Au moins, l’informer, à défaut de le retenir.
— Samsidine, mon garçon, tu as déjà fait ça ? Tu as couché avec une fille ?
Il rigola.
— Bien sûr que non ! Je respecte trop mes amies. Je ne coucherai qu’avec ma femme, quand je serai marié.
— Mais comment vas-tu faire ?
— Les vieilles m’apprendront à faire ce qu’elles aiment ! Moi, je veux de l’argent.
— Mais quand tu coucheras avec ta femme, tu ne seras plus…
— Ce n’est pas important ! C’est la femme qui doit être vierge. Et puis, je ne fais pas ça pour me marier avec les vielles, ce n’est pas pareil !
— Tu sais qu’il y a de mauvaises personnes, qui font du mal ?
— Ah bon ! Je sais me défendre ! Contre une femme, une vieille, je ne crains rien.
C’était pire que ce qu’il avait pensé : Samsidine n’en avait parlé à personne. Il avait monté ça dans sa tête. Ils avaient discuté de sexe, d’amour, de reproduction. Gilles ne connaissait que ses vidéos et Macodou. Il avait fait des recherches pour apporter le plus beau, le plus noble, le plus exact à son petit-fils.
— Il y a aussi des maladies : des maladies graves, comme le SIDA.
— Je sais ! Il n’y a qu’à prendre des médicaments !
Pour la première fois, Gilles n’était plus entendu. Il tenta une dernière parade.
— Et Djilby ? Et ta mère ? Et Macodou ?
— Ce n’est pas leur affaire ! Djilby, on le voit jamais et il ne sait que faire des gosses à sa femme ! Maman, elle ne dira rien, comme pour Macodou.
— Et Macodou, justement ?
— Macodou, c’est un gori-jeens. Comme toi.
Pour la première fois, il avait entendu un mépris dans le ton du garçon.
— Samsidine, ne me parle pas comme ça ! Si tu savais le mal que tu me fais. Je t’aime.
L’adolescent baissa la tête, murmurant une excuse, avant de venir lui poser, selon son habitude, une bise sur la joue. Gilles réalisa que Samsidine était venu lui dire adieu. C’était une rupture. Il perdait le second frère, auquel, finalement, il était le plus attaché.
— Parles-en quand même à Macodou… Et puis, tu sais, quoi que tu fasses, quoi que tu deviennes, ta place dans mon cœur restera toujours intacte. Je t’accueillerai toujours comme mon petit fils.
Le gamin s’était durci pour cette entrevue. La bienveillance de Gilles le fit craquer et il tomba dans ses bras en pleurant. Il se ressaisit vite, renifla, toisa le vieux blanc et partit en lui tournant le dos. Gilles avait tenté de se blinder, s’attendant à de telles situations, mais regarder ce beau brin de garçon le quitter pour s’enfoncer dans la débauche, lui fit remonter un hoquet de douleur.
Une semaine passa, avant que Samsidine revienne. Son visage était fermé. Il délivra son message, sans même saluer son ancien mentor.
— J’ai parlé avec Macodou. Il dit qu’il est d’accord. Il va m’aider à démarrer. Il pense que le mieux est que je prenne ta place dans la maison, comme ça, nous serons tous les deux.
Codou n’avait même pas eu le courage de le chasser. Il avait chargé le petit de la sale besogne. Gilles accusa le coup. Quand il releva la tête, l’autre était déjà parti. Ils avaient eu la « délicatesse » de ne pas lui donner un ultimatum. C’était sans importance, car il avait senti le coup venir, mais pas aussi salement. Il avait déjà réfléchi à une solution de repli.
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