Les absents ont les yeux verts

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L'été sent la fin : on a passé le 15 août, les bisons futés et les plagistes tout rouges qui chassent et croisent. Pas de reportage sur les bouchons au péage, mais une Une sur les galériens de l'été pourri. Ceux qui ont pris la pluie à La Rochelle, les déferlantes à St Malo, ceux qui se sont fait voler leur portable à Paris ou dont le petit a perdu son doudou sur une aire de pique nique.

L'été passe et la caravane aboie; sûrement qu'elle n'aime pas qu'on l'abandonne tout l'hiver à Machin-des-Pins, au camping des Flots-Vieux.

Moi, l'été, ça me rend morose, surtout la fin. On me retrouve assise sur une chaise, en train de chantonner Roch Voisine, les yeux hagards fixés sur un vestige de vacances -- un sac à pain estampillé Vieux Port, un ticket de caisse du Homard à Bout, un caillou de plage resté dans une chaussure.

Il y avait cette grève, venteuse, avec des gros galets, des lames d'un gris vert opaque, compactes, impétueuses. Au loin, d'habitude, il y a des petites voiles multicolores, mais pas aujourd'hui. Dans ce vert de gris il y a un souvenir lointain et particulier. C'est sans doute comme ça qu'on se souvenait avant de la couleur des yeux de ce dont on est séparés. Un bleu myosotis, un brun lustré de noisette, le vert d'une feuille mouillée.

Les absents ont toujours les yeux verts, d'ailleurs. Il y a peut être quinze and que je suis venue ici, sur cette grève gris-vert avec Fantomas, qui a d'ailleurs les yeux plutôt vert forêt et brumes d'Islande. Le téléphone avait sonné un soir, "tu veux pas m'emmener en weekend?", qu'il avait dit, comme ça, sans préambule. Pour qu'il appelle comme ça, lui qui ne décroche jamais un téléphone, ça devait être grave, alors j'avais pris la voiture, une tente et un réchaud, et on avait atterri là, au bord de l'océan.

Fantomas s'est Fantomisé depuis le mois de mai, porté par les vents et un Boeing en Amérique, d'où il ne m'a évidemment donné aucune nouvelle de sa vie New-Yorkaise. On suppose que tout va pour le mieux. Au printemps, j'avais quand même réussi à obtenir une entrevue, mais il y avait Dulcinée, la conjointe de Fantômas, toujours aussi taciturne qu'un porte parole des armées. Dulcinée et moi, c'est une longue histoire qui commence par une détestation précoce de sa part envers moi, alors qu'elle ne m'avait jamais rencontrée. Notre plus long dialogue a consisté à ce jour en une suite ininterrompue de trois phrases, dont deux de ma part. Malgré tous mes efforts pour renouer un échange fructueux, je n'ai guère dépassé ce record. Dulcinée fait la gueule et la vidange à la perfection, et n'a pas de temps à perdre avec les gens comme moi. Elle reste assise bien droite sur sa banquette, son carré blond nordique figé dans un silence d'iceberg (le truc en glace, pas la laitue, quoique), tandis que Fantomas junior, qui est mignon comme un ourson en guimauve, gambade joyeusement autour de la table.

C'est curieux, le temps, un coup Fantomas était là, un verre en plastique de cidre à la main face au port à déclarer que jamais il n'aurait de descendance, le coup d'après il avait un bébé de deux mois, et subitement voilà que ledit bébé est un charmant petit blond aux yeux de bleuet de 2 ans.

Fantomas, donc, qui s'était absenté un instant, est revenu sur ces entrefaites, nous a trouvé en grande absence de conversation, et a proposé une petite balade dans un parc poussetto-compatible pour égayer la situation. Je lui ai fait remarqué que si quelqu'un nous avait dit qu'à l'aube de nos quarante ans, on serait dans un parc un dimanche après-midi à parler assistante maternelle et siège auto, on se serait follement esclaffé.

Ce weekend là, il y a quinze ans, les choses auraient peut-être pu prendre une autre tournure, mais c'est souvent au carrefour qu'on se plante de chemin. C'est resté un week-end entre parenthèses, rangé dans un tiroir entre d'autres souvenirs, une petite image à visionner par temps de pluie, des sensations préservées à revisiter: le sifflement du vent dans les mâts, le contact chaud de ses bras contre les embruns. Ce week-end là, au bord de la mer, j'ai pris une photo, une seule: de Fantomas sur un rocher, regardant à l'horizon. Il n'a pas tant changé, en quinze ans, à part cette mèche grise dans ses cheveux noirs. C'est la seule photo que j'ai de lui; et on ne voit pas ses yeux.

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