Chapitre 24
Les meilleurs moments de mon arrivée dans le monde médical ont été mes rencontres au lit des malades. Ce fut auprès d'eux que je passai la plupart de mon temps au cours de l'année, y compris pendant mes congés universitaires. J'y puisais des ressources pour alimenter mon goût pour la relation d'empathie. Les malades me relataient leur périple existentiel ; à chaque fois qu'ils m'accordaient le titre de docteur, au vu de ma blouse blanche immaculée et du stéthoscope que j'arborais fièrement autour du cou, tel un précieux pendentif, cela me surprenait et je ne pouvais m'empêcher de me retourner pour savoir où se trouvait le docteur dont ils parlaient. Il me semble que durant toute ma carrière, jamais je n'ai établi avec eux un rapport de dominant-dominé. Très souvent je trouvais le mot pour les faire sourire, voire rire, au-delà de leur état, de leurs souffrances, de leur inquiétude. J'allais les voir plutôt les après-midis pour y être seul et m'entretenir avec les amis et les membres de leur famille présents à leur chevet.
Le matin avait lieu la visite quasi sacerdotale du patron. Il traversait le couloir au pas de course, flanqué de la surveillante-cheffe, « la sussu-cheffe », qui tricotait des gambettes pour le suivre, en traînant un lourd chariot de dossiers, à roulettes plus ou moins bien huilées, de son assistant chef de clinique, des internes, des externes qu'on avait rebaptisés « étudiants hospitaliers », des stagiaires et de son infirmière préférée. Si en cours il nous faisait la morale quant au respect de la dignité du malade, l'éthique n'étant pas encore enseignée, là il pénétrait dans la chambre sans frapper, disait un rapide « bonjour. Comment ça va aujourd'hui ? » sans attendre la réponse. Et le mandarin entamait sa mandarinade. Il résumait à son aréopage le mal dont souffrait le patient, en posant des questions techniques et vicieuses à la cantonade, et nous les bizuts, n'avions pas intérêt à ramener notre science sous peine de représailles de la part des internes. Cela ne risquait pas de m'arriver, étant donné que je n'apprenais mes cours que la veille des examens pour les oublier le lendemain. Par ailleurs je me tenais le plus loin possible du lit concerné, c'est-à-dire carrément dans le couloir. Mais je me souviens qu'un jour, à des interrogations sur le diabète, un de nos copains répondit à une question qui avait laissé tout le monde pantois. S'ensuivit alors un échange de questions-réponses vif et acéré entre le prof et le copain, lequel eût finalement le dernier mot sur le nom des associations de diabétiques existant en France. Forcément, le patron ignorait que notre ami portait lui-même, vaillamment, cette maladie à un stade relativement sévère.
La majorité de nos maîtres s'adressaient aux malades avec respect et bienveillance, quelques uns, hélas, soulevaient brutalement les draps et les chemises pour exhiber les atteintes du mal, sans tenir aucun compte, ni de la pudeur ni de la sensibilité de leurs « clients ». Mon éthique m'a fermement poussé à éviter tout au long de ma formation hippocratique, d'entrer en contact avec ces maîtres qui me répugnaient, à ne jamais choisir plus tard leur service, quelle qu'en fût la réputation ou le prestige. Sur cette question là, ma névrose chrétienne ne transigeait pas.
On serait en droit de se demander où je trouvais le temps de me rendre aussi souvent au lit des malades. La réponse est simple, je ne suivais plus les cours magistraux, je ne mettais plus les pieds dans les amphis. Très vite des anciens nous avaient expliqué le fonctionnement de la « corpo de médecine ». Un volontaire se chargeait de prendre des notes dans chaque discipline, il demandait ensuite au prof le manuscrit de sa présentation, déposait le tout à la secrétaire de la corpo qui en faisait un polycopié vendu pour trois fois rien à tous les étudiants de la promotion. Ainsi, chaque année nous possédions l'intégralité des cours mis à jour par nos professeurs. Dès le mois de novembre de cette première année, on ne comptait plus qu'une quinzaine de présences, des filles surtout, dans les amphis pour assister religieusement à l'enseignement oral de nos maîtres. Par la suite, des camarades, qui avaient eu l'occasion d'apprécier la qualité de mes prises de notes, me proposèrent de couvrir le module « hépatologie ». Tâche que j'acceptai volontiers. Cependant, je ne sais plus pour quelle raison, j'ai loupé un cours, un seul, celui qui portait sur l'encéphalopathie hépatique, que je repris en résumant maladroitement un vieux manuel spécialisé, et le polycopié rejoignit ses semblables sur les étagères de mes collègues. Le jour de l'examen, alors qu'il fallait obtenir la moyenne de 10 à chaque module pour le valider, comme par un fait exprès la grosse question concernait l’encéphalopathie porto-cave. Au moment des résultats je faillis me faire lyncher par les premiers de promo qui n'assistaient pas aux cours, à qui j'offrais pourtant la riche expérience humaine de se confronter à au moins un échec, au cours de leurs parcours scolaire et universitaire. Ils furent quittes de réviser pendant leurs vacances d'été, sans avoir de souci pour leur passage à l'année supérieure. Mais le comble pour eux, c'est que pendant cet examen d'hépatologie, bien placé juste derrière une fidèle écouteuse des profs, j'avais traduit en mon style les données scientifiques que je la voyais inscrire sur sa copie. Et je fus admis à l'examen avec un confortable 13,5 sur 20. Ce jour là, en recevant les congratulations des sous-doués, je compris que mon groupe social d'appartenance ne serait pas celui des hommes de Pouvoir.
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