Chapitre 41
Et l'amour dans tout ça ? On l'a tellement chanté sur tous les sons, tellement écrit sur tous les tons, que je peine à y ajouter mon grain de sel, mon grain de poivre, devrais-je plutôt dire. Dans ce domaine, une chose est certaine, mon amour judéo-chrétien n'a pas tenu le coup. Il pouvait donner le change en public, au milieu de nos amis, mariés eux-aussi pour la plupart, certains ayant même un enfant, mais en privé il affichait ses lacunes.
Une bonne partie de l'ensemble moi se trouvait complètement délabrée, Janine s'est efforcée courageusement d'entreprendre les rénovations. Tâche ardue !
Au niveau culturel, son engouement pour la culture italienne m'a enchanté, je me suis plongé avec délice dans les livres de Moravia, Schiaschia, Dino Buzzati dont « Le désert des tartares » et « le K. » J'ai adoré les films de Fellini, Visconti, Commencini, Ettore Scola, Bertolucci, Dino Risi, Pasolini dont « Théorème », « L'évangile selon Saint Matthieu » et « Les 120 journées de Sodome ». Elle m'a entraîné dans un cinéma d'art et d'essai pour voir le film de Francesco Rosi « Salvatore Juliano », à la fin duquel je me fis remarquer par la pertinence de mes observations et critiques ; c'était plus fort que moi, il fallait que dans ces cas là je prenne le rôle d'animateur des débats. Pour être complet, je dois ajouter le développement de mes goûts pour les autres chefs d’œuvre artistiques italiens, la peinture, la sculpture, l'architecture, et la musique qui m'offrit le plaisir d'écouter religieusement les opéras de Verdi.
Janine s'est également chargée de modifier ma présentation. Elle souhaitait me donner l'allure d'un jeune dandy anglais dans le vent. Elle m'acheta des vêtements conformes à son souhait, me demanda de laisser pousser mes cheveux et m'envoya chez sa coiffeuse pour les défriser, laquelle m'appliquait une lotion qui me brûlait atrocement le cuir chevelu. Auparavant, j'allais régulièrement chez un vieux barbier italien, qui tenait un salon minuscule, sale et minable ; à l'arrière du fauteuil unique, le parquet s'était profondément creusé en demi-cercle, au fil du temps, sous l'effet de ses pas. Mais il vous faisait une coupe réglementaire pour un prix défiant toute concurrence. La première fois où j'y retrouvai mon chef de clinique en néphrologie, un jeune prof que j'appréciais beaucoup, qui participait à nos fêtes avec son épouse, une charmante martiniquaise, quelle ne fut pas ma surprise ! Il me répondit qu'il venait ici depuis son adolescence. Jamais nous n'avons parlé en public de nos rencontres chez le coiffeur. C'était en quelque sorte notre secret. Et pour moi de bons moments.
Donc, compte-tenu de mon mépris pour les tenues vestimentaires, je me prêtais volontiers aux exigences de mon épouse. Je sillonnais ma ville universitaire, tel un membre du fan club des Beatles désirant ressembler à ses idoles.
Cependant, en dépit des processus de transculturation et sous les apparences extérieures, se trouvait un être inachevé, perdu dans ses rêves et ses fantasmes. Un homme sans qualité pour ce qui concernait les relations sexuelles et affectives. Très tôt notre couple a connu la crise, les crises, que la naissance de notre fils n'a pas pu améliorer. Le statut de parent, dans les années 1970 connaissait d'importants remaniements. L'enfant se voyait baigné dans l'atmosphère de liberté que ses parents venaient de créer. Il les suivait partout, chez les amis, dans les communautés, dans les festivals rock, pop ou folk. Il ne constituait pas une entrave à leurs projets ni un prétexte à sacrifices. C'était l'époque de l'éducation libre dont le modèle se trouvait en Angleterre et s'intitulait « libres enfants de Summerhill », sous la houlette de Alexander S. Neill.
Il me semblait que le nôtre ne s'accommodait pas trop mal de cette situation ambiante, il poussait de manière satisfaisante et normale. Certes, il était parfois sujet à des spasmes du sanglot, qu'il développait quasi exclusivement lorsque nous étions chez mes parents, en paniquant ma mère qui avait connu le même problème avec mon petit frère. Elle se précipitait sur le bébé inerte, pâle comme un linge, atone, le secouait, le sortait de la maison, m'invectivait furieusement parce que je ne bougeais pas d'un pouce. Les pédiatres du CHU m'ayant expliqué que je ne devais pas m’inquiéter, que ce phénomène n'a pas de caractère de gravité, même s'il est spectaculaire avec arrêt respiratoire et cardiaque, car « ça repart toujours puisqu'il s'agit d'un arrêt du cœur en diastole ». Mais le médecin que ma mère avait consulté vingt ans plus tôt, lui déclara que son fils pourrait mourir dans ses bras, qu'il ne fallait surtout jamais le contrarier. Le bougre de frangin sut largement tirer profit d'un tel pronostic, d'une telle prescription, en faisant les quatre cents coups pendant les trois quarts de son existence turbulente et tapageuse, avant de mourir, entouré de sa famille et de ses nombreux amis, à soixante cinq ans, d'un cancer du foie copieusement alcoolisé.
Annotations