Chapitre 42
En ce qui concerne l'amour au sein de ma famille, de mon couple, à cette époque, quel que soit le soin que je porte à l'écriture, à la recherche des mots justes, je suis certain de ne pas trouver le style ni les termes précis pour décrire ce que je ressentais exactement. Ma mémoire, autant fidèle et honnête qu'elle puisse être, ne saurait restituer les faits dans leur objectivité. Je ne pourrais pas même exposer ma vérité car elle avait explosé, telle une grenade offensive, en une multitude d'éclats de vérité que je suis bien incapable de recoller ou de retranscrire un par un. C'est l'effroyable échec de ma vie sentimentale qui est la cause de son explosion. Et avec lui, ses conséquences, dont les crises dans le couple, les angoisses de Janine, ses accès de dépression, mon incapacité à y faire face, ma sidération, mes réponses inadaptées. On ne savait plus par où s'aimer, sans parvenir à se détester.
Selon un mode de pensée binaire, ce que je raconte ici pourrait être transformé en son contraire, venant illustrer « le syndrome de la Jeanne Pardel », que j'ai souvent évoqué par la suite au cours de mon travail. La Jeanne Pardel était notre voisine, qui me lisait des histoires terrifiantes lorsque j'étais tout môme. Sa fille, alors âgée d'environ quarante ans, célibataire, vivait et travaillait à Clermont-Ferrand. Elle venait de temps à autre passer une semaine chez sa mère. Au cours de ces séjours, elle traversait le jardin et passait boire le café chez mes parents. Elle leur disait notamment : « Ma mère est contente de me voir. Je l'aide à la cuisine, à la broderie, je range ses affaires, je fais son ménage. » Puis, une fois repartie chez elle, la Jeanne traversait le jardin et passait boire le café chez mes parents. Elle leur disait notamment : « Ah ! Ma fille, elle m'a bien embêtée toute cette semaine ! Elle a tout chamboulé chez moi, je ne retrouve plus mes affaires. J'avais hâte qu'elle s'en aille... » Ce syndrome, on le retrouve dans bien des domaines où des sentiments forts et complexes sont engagés.
Mon couple prenait l'eau de toutes parts et je me noyais dans mes contradictions. J'avais juré dans ma jeunesse que je ne me marierai jamais et je me suis marié à vingt-deux ans. J'aurais pu ne plus aimer Janine et en aimer une autre, mais je l'aimais encore et je ne l'aimais plus. J'aurais pu envisager plus tôt le divorce mais dans ma tribu, le divorce, il ne fallait même pas y penser. Je tentais de satisfaire sexuellement mon épouse mais j'ignorais tout de l'orgasme féminin, quelques gémissements et soupirs suffisaient à me rassurer, mais je ne ne pouvais pas ignorer qu'elle n'y trouvait pas son compte. J'étais en bons termes et en mauvais termes avec mes parents. J'amalgamais magistralement le bon et le mauvais en moi. Bon et mauvais fils. Bon et mauvais mari. Bon et mauvais père. L'espoir d'une issue heureuse me paraissait utopique. En guise de soulagement, je m'estimais en droit d'avoir mes contradictions, mais elles m'envahissaient de culpabilité.
Il me semble, avec le recul, que nous avons pu tenir quelques années en usant d'échappatoires telles que les études, les amis et la Politique.
Nous formions quasiment une communauté avec différents couples mariés, dont l'un d'eux avait également un fils. Nous passions toutes nos journées et soirées ensemble. Nous avons chanté, accompagnés de nos copains guitaristes, des chansons de Jimi Hendrix qui venait de mourir. Nous partagions les mêmes convictions et espérances dans le domaine socio-politique. L'arrivée de Salvador Allende au pouvoir nous montrait le Chili comme un modèle de réponse aux exactions du capitalisme nord américain. Les accords entre Nixon et Brejnev sur le désarmement nous laissaient entrevoir la paix dans le Monde. La signature du programme commun de la gauche entre le MRG de Robert Fabre, le PC de Georges Marchais et le PS, nouvellement créé, de François Mitterrand, nous semblait de bonne augure pour voir triompher la Gauche dans un avenir pas trop éloigné.
Il y avait malheureusement aussi une kyrielle de nouvelles alarmantes. La guerre du Vietnam, la guerre israélo-arabe, le conflit massacreur au Biafra et d'autres encore. Les attentats terroristes des « années de plomb », perpétrés par les brigades rouges en Italie, la fraction armée rouge de Baader en Allemagne, Action Directe en France. Les onze morts aux JO de Munich. Le Bloody Sunday et les quatorze étudiants tués par l'armée britannique, à Derry en Irlande du Nord. Le scandale du Watergate... et j'arrête ici une liste qui serait bien trop longue. Je cherchais à comprendre pourquoi l'être humain pouvait se soumettre à une telle cruauté, à une telle barbarie. Les crimes nazis, en particulier, dépassaient mon entendement et me torturaient l'esprit. Jamais, cependant, je n'ai osé aborder ce sujet avec mon grand-père allemand, opposant au régime hitlérien, réfugié en France.
Autant d’événements qui me permettaient de relativiser, de mettre à distance sinon à l'écart, mes problèmes personnels intrafamiliaux.
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