Chapitre 43
Donc, en attendant de préparer mon divorce, je terminai ma dernière année de cours, de bachotage. Il ne me resterait plus qu'à accomplir mon « stage interné », c'est-à-dire un an de pratique en tant qu'interne quelque part, puis à me présenter aux trois « cliniques » de fin d'études. Qui consistaient à examiner devant un jury de professeurs, un(e) patient(e) en médecine, chirurgie et gynécologie-obstétrique, de lui présenter brièvement ensuite, pour chaque discipline, mon diagnostic, mon pronostic et de proposer le meilleur traitement possible. Mais, pour obtenir le titre de docteur en Médecine, il y a la thèse originale à rédiger et à soutenir devant un aréopage de profs titulaires de chaire. Ce qui ne représentait pas une mince affaire, une simple formalité, bien au contraire. J'ai connu des inhibés de l'écriture qui n'ont jamais pu atteindre ce stade terminal et qui exerçaient encore comme internes à l'âge de la retraite. Et même d'autres qui payaient, fort cher, des nègres pour contourner l'épreuve et obtenir ce sacro-saint diplôme. En l'absence de traitements de texte électroniques, de Power Point, des moyens actuels de reliure rapides et économiques, vu le nombre d'exemplaires à déposer à la Fac, il fallait payer une secrétaire, les photocopies, un relieur, et ce n'était pas donné. Toutefois, on pouvait choisir n'importe quel sujet, le rédiger sous n'importe quelle forme, en prose classique, en vers, en BD, voire en vidéo VHS.
Se remémorer un parcours à ses débuts, n'est pas chose aisée, un parcours dans lequel on baigne toujours avec ses imprévus, ses balancements émotionnels, ses joies et tristesses, son attachement indéfectible, au fil de presque un demi-siècle. Un couple attaché par l'amour sur le long terme, se souviendra surtout de la première rencontre, des premiers ébats, mais pas nécessairement des toutes premières années dans le détail. C'est pourquoi, en dépit d'un effort méritoire pour installer ma mémoire à ma table de travail, je n'ai conservé que quelques rares anecdotes de mon entrée en Psychiatrie, de cet ultime stage venant achever ma carrière d'étudiant hospitalier.
L'HP attaché au CHU se trouvait dans la banlieue de la ville universitaire. Il occupait probablement les locaux, dépendances et terrains d'une ancienne châtellenie. En France, en ces temps là, les « asiles de fous » se caractérisaient par des points communs assez surprenants. Un parc boisé de plusieurs hectares, où les malades avaient tout le loisir de se perdre et mourir de froid l'hiver. Une rivière au beau milieu, qui alimentait un étang, plus ou moins vaste, plus ou moins profond, dans lequel les « bons malades » avaient la permission de pêcher le gardon, mais d'autres tentaient parfois d'y braver l'interdiction de s'y baigner, au risque, ou avec l'envie, de se noyer. Et de l'autre côté des murs ou des grillages, une route nationale ou une voie ferrée très fréquentée, que les pensionnaires en quête d'évasion n'hésitaient pas à traverser, en ayant auparavant minutieusement élaboré leur projet de fugue, ou pas. Certains établissements exploitaient une ferme, où les malades pouvaient se livrer à des occupations plus constructives que celles que leur offrait l’ergothérapie traditionnelle, peu créative et proche de l'enfilage de perles.
Par un curieux hasard, on m'avait affecté dans un service de femmes. Le médecin-chef, responsable d'environ trois cents patientes, m'a accueilli chaleureusement. Il se nommait Boursailleau, se présentait comme un monsieur Pickwick soixantenaire, attachant, affable, bienveillant. Il possédait d'indéniables dons de conteur et un savoir encyclopédique sur l'histoire de la psychiatrie. Il connaissait sur le bout du pouce les découvertes, les œuvres et la vie de Pinel, Esquirol, Charcot, Seglas, De Clérambault, Freud, Kretschmer, Young, Reich, Groddeck, Aichorn et bien d'autres encore. J'aimais l'écouter raconter des histoires sur ses anciens maîtres, les grands aliénistes de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Fan de De Clérambault, comme lui il vouait un culte effréné à la photographie, il ne se séparait jamais de son appareil photo, comme lui il ne portait pas Jacques Lacan dans son cœur. Il nous expliquait par ailleurs que si l'on ne voyait plus chez les femmes ces grandes crises d'hystérie décrites par Charcot, c'était parce qu'on les avait enfermées avec des malades épileptiques et que la suggestibilité les poussait à imiter leurs crises convulsives.
Sa vie a radicalement changé à la suite des réformes issues des événements de mai 1968. Jadis les médecins-chefs vivaient dans l'HP qui les logeait, les nourrissait et leur versait un salaire équivalant à celui des infirmiers. Les malades mentaux cultivaient leur potager, tenaient leur ménage, cuisinaient leurs repas, s'occupaient de leurs enfants. Boursailleau se plaisait à nous dire que la maladie mentale n'était pas contagieuse, puisque son fils avait brillamment réussi le concours d'entrée à l'école Polytechnique. D'un seul coup, à quelques années de sa retraite, son statut fut assimilé à celui de médecin-chef d'hôpital de seconde catégorie, avec le salaire qui allait avec, plus un rappel qui lui sembla faramineux. Parmi ses collègues certains ne s'en sont pas remis en recevant leur chèque, leur cœur a lâché si brusquement qu'on n'a pas pu les ranimer.
Lui, il a bien tenu le coup, les changements ne lui faisaient pas peur. Regrettant que l'asile ne soit plus un lieu protecteur, qui offre la paix et le calme, mais un univers aliénant, emprisonnant et concentrationnaire, il s'enthousiasmait pour l'évolution "anti-asilaire" qu'il voyait s'installer dans les hôpitaux psychiatriques. Lors des staffs du lundi matin, entouré des internes, externes et des trois surveillantes cheffes, deux anciennes peu gracieuses et une jeune pimpante, il louait le développement des neuroleptiques, introduits par Delay et Deniker, depuis 1954. Qui avaient permis la suppression de la camisole de force et des mesures de contention draconiennes et inhumaines. Il nous lisait l'article du psychiatre Roger Gentis dans le dernier Charlie Hebdo, en nous recommandant son ouvrage « les murs de l'asile ». Il nous recommandait également le livre de Jean-Olivier Majastre « L'introduction au changement dans un hôpital psychiatrique public. » Il nous signalait les expériences de psychothérapie institutionnelle, dont la création de la clinique de La Borde par Jean Oury en 1953, les influences de la psychanalyse dans la thérapeutique, les avancées du mouvement de l'anti psychiatrie en Angleterre sous la houlette de Ronald Laing et David Cooper, et en Italie avec Franco Basaglia. Il ne tarissait pas d'éloges sur le film de Ken Loach « Family Life », qui venait de sortir et qui servira pendant longtemps de support à une foultitude de débats sur la Psychiatrie.
Cependant il ne fallait pas non plus oublier la clinique, la connaissance des maladies mentales. Il importait de se plonger très sérieusement dans l'incontournable « Manuel de Psychiatrie » de Henri Ey, ce que je fis évidemment sans rechigner le moins du monde.
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