Chapitre 65
La visite du service s'effectua sur un mode décontracté et confraternel. Un nouveau monde s'offrait à mon regard curieux empreint de perplexité anxieuse, le monde des enfants handicapés mentaux. Ils se trouvaient rassemblés dans ce pavillon moderne, une trentaine environ, garçons et filles de trois à seize ans.
Jusque là je ne connaissais que très peu de choses de leur existence. Dans mon petit village natal, lorsque j'étais gamin, j'avais croisé assez souvent une fillette atteinte de polyomyélite, que son grand-père véhiculait dans un fauteuil roulant. Ses jambes étaient paralysées, ainsi que son bras droit, tout maigre, au bout duquel le poignet, constamment replié sur l'avant-bras, faisait pivoter sans cesse sa main décharnée aux cinq doigts largement écartés. Ses cheveux noirs, fins et scintillants, bien entretenus, recouvraient ses épaules. Je ne me souviens pratiquement jamais de la tenue vestimentaire des hommes et des femmes que je côtoie, sauf quand elle est excentrique ou négligée à l'excès, celle de cette petite fille, toujours tirée à quatre épingles, ne m'avait donc pas marqué.
Par contre je n'ai pas oublié son visage d'une beauté latine exceptionnelle, ni le regard pénétrant de ses yeux aussi noirs que ses cheveux, chargé d'envie de communiquer sur un fond de tristesse déchirante, qui tentait de développer un langage qu'elle ne pouvait oraliser car le mutisme s'ajoutait à son handicap moteur. Un regard accompagné d'une grimace que je savais reconnaître comme un sourire accueillant et chaleureux. Un regard qui me semblait tellement comparable à celui d'une fille amoureuse, qu'il me gênait au point de chercher à l'éviter, sans toutefois y parvenir. Un regard qui transcendait la souffrance humaine et me laissait sans voix, sans compréhension de l'injustice divine, incapable de trouver la bonne attitude pour entrer en communication avec lui.
Elle devait être orpheline et son grand-père en assumait la garde. Il était d'origine corse, officier militaire retraité, j'ignore par quel drôle de hasard il avait échoué dans notre village où il occupait une petite maison avec jardin, à quelques centaines de mètres de la nôtre. Il se rendait souvent dans le magasin de mon oncle pour acheter ses graines et autres produits utiles à la culture de ses légumes. Trouillard comme j'étais, il m'intimidait. Il avait fait la guerre d'Algérie, se tenait droit comme un i, ne souriait jamais, on aurait dit qu'il regardait quiconque comme un ennemi potentiel qu'il n'hésiterait pas à abattre. Mais mon oncle, gouailleur, provocateur, rigolard... ne le craignait pas. Il l'accueillait d'un tonitruant :
- Bonjour mon capitaine ! Comment allez-vous ?
- Bonjour ! je viens chercher mes plants de pommes de terre.
- Pas de souci ! Ils sont prêts, mon capitaine !
- Merci... au revoir.
- Au revoir... à bientôt, mon capitaine !
Et le vieil homme, digne, sévère, austère et majestueux, regagnait ses pénates, en poussant le fauteuil occupé par sa petite-fille, dont la destinée troublante, irréelle, et transparente, recouvrait les villageois d'un voile d'intranquillité, de stupeur et accessoirement, de honte. Il marchait lentement, sans dire un mot aux personnes qu'il croisait sur son chemin, ne les saluant que par un hochement de tête, ou en dirigeant sa main vers la tempe en un bref salut militaire.
Aujourd'hui encore, en y repensant, un sentiment d'incomplétude m'envahit et ma gorge se noue.
Cependant, les enfants hospitalisés à Seglas m'offrirent une autre vision de la souffrance humaine. Ils étaient tous valides et même plutôt remuants, la plupart d'entre eux possédaient le langage articulé et n'hésitaient pas à nous poser une foultitude de questions :
- T'es qui toi ?
- Tu t'appelles comment ?
- Tu fais quoi ici ?
- T'as une femme, des enfants ?
- T'habites où ?
- Tu vas me prendre (en entretiens) ?
- T'es docteur mais t'as pas de blouse, pourquoi ?
- Tu vas voir mes parents ?
- T'as quel âge ?
- Tu pourras me faire retourner chez moi ?
Etc.
Il n'est pas question de nier que certains présentaient les marques de la pathologie sur leurs visages défigurés par d'horribles grimaces, la morve pendant au nez, que d'autres s'agitaient de manière désordonnée sous l'emprise de stéréotypies ou de tics. Que d'autres encore se balançaient interminablement sur leur siège en émettant des bruits incompréhensibles. Que les plus lourdement frappés par le mal se mordaient les poignets, se frappaient la tête contre les murs, ou déambulaient entièrement nus dans les couloirs. Mais la plupart de ces enfants, à première vue, ne se distinguait pas vraiment de la norme, parce qu'ils souffraient dans leur âme plus que dans leur corps, et aussi parce que les soignants contenaient leurs crises d'angoisse le plus souvent avec efficacité, veillaient à leur sécurité, à leur intégrité, à leur tenue, à leur dignité, et leur offraient par ailleurs un climat thérapeutique aussi rassurant et paisible que possible.
Cela me permit de mieux appréhender la distinction entre le handicap et la maladie. Le handicap, et a fortiori le polyhandicap, invalide irrémédiablement certaines fonctions vitales, notamment les fonctions motrices, on ne peut que le compenser, par des prothèses le cas échéant. Il n'est pas seulement la conséquence d'une maladie mais peut être provoqué par un accident, un traumatisme, ou une agression. Alors que la maladie mentale est évolutive et il doit être possible de la guérir, ses répercussions invalidantes, en particulier les déficiences, peuvent se résorber en partie ou en totalité lorsque la guérison entre en jeu.
Et bien saisir cette différence m'a semblé de la plus haute importance.
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