Chapitre 66
Mon destin ayant décidé de me consacrer à la polyculture, en commençant par la culture de la petite bourgeoisie ouvrière, puis celle de la moyenne bourgeoisie universitaire, enfin, avec Aksel et Louis R. je découvris la culture de la haute bourgeoisie parisienne.
En les écoutant parler de l'hôpital qu'ils avaient fréquenté tous les deux, des médecins-chefs, des professeurs de psychiatrie, des politiciens, et même des célébrités du cinéma ou de la chanson, qu'ils connaissaient, je me voyais rapetisser jusqu'à me réfugier dans un trou de souris. Ils ne consommaient pas dans le socios bas de gamme, et moi je transitais d'un coup, d'un seul, du populo au people. Le plus drôle était qu'ils affublaient les gens, dont ils racontaient les exploits et les réussites, de pathologies mentales pas piquées des hannetons. Tous fous ces dominants.
Et au sommet de ce hit parade figurait Jacques Lacan, ce dissident de la psychanalyse, ami des surréalistes, qui se disait freudien. Ce grand fou parmi les fous, qui considérait que l'inconscient était structuré comme un langage, mais un langage imbitable, sauf quand on le parsemait de jeux de mots bien sentis. Un langage qu'il exposait chaque semaine à Sainte Anne devant un parterre bondé de jeunes disciples aussi déjantés que lui, qui l'écoutaient religieusement sans comprendre un traître mot à son verbiage psychanalytique. Pour se faire un nom dans son domaine, il fallait publier des tas d'articles, dont la plupart se révélaient insipides et abscons. Mais lui, se refusait à se soumettre à cette tradition, à publier ce qu'il désignait sous le vocable de « poubellications ». Il ne concevait que la transmission orale, d'ailleurs il est passé à la télévision en commençant son intervention par : « je m'adresse au non idiots ». Il n'empêche que c'était un génie, toléré par ses pairs mais non reconnu officiellement en tant que professeur. L'une de ses découvertes théoriques essentielles, concernant les avatars du développement psychologique, se résumait par « la forclusion du nom du père par la mère ». Il déclarait, sans rire, avec ce sens du bon mot qui le caractérisait : « le non dupe erre ».
Cependant je les écoutais, fasciné, impressionné et intéressé. Je tentais de m'introduire dans leur conversation par quelques questions naïves. Ils me répondaient avec grâce, sans condescendance, ne semblant pas choqués par mon ignorance, qu'ils avaient dû sûrement connaître eux-mêmes avant d'en arriver là.
Notre chef possédait une mémoire d'éléphant, un talent indéniable de conteur avec beaucoup d'humour et d'à propos. Il nous a présenté tous les enfants par leur prénom, en nous livrant un bref aperçu de leur histoire. Il appréciait la convivialité mais pas la familiarité, nous proposa d'emblée le tutoiement en précisant qu'il avait horreur qu'on lui attribue des sobriquets tels que Louison ou pire, Loulou. Et il se confiait volontiers, avec un sens de l'autodérision parfois surprenant.
- Il faut que je vous dise que je veux me rapprocher de Paris, après mon internat j'ai passé le psychiatricat pour être médecin-chef et je me suis retrouvé ici parce que ma femme a de la famille dans le coin. C'est quand même une belle région pleine de richesses culturelles. Je croyais diriger un service adultes, quelle ne fut pas ma surprise quand on m'a annoncé que c'était un service enfants. Je n'y connaissais strictement rien aux mômes, alors je suis allé suivre régulièrement les conférences de mes maîtres parisiens, et je continue à le faire. Vous les connaissez les quatre dinosaures spécialisés dans la psychiatrie infanto-juvénile?
- Ben non... pas trop.
- Ah ! Ces provinciaux ignares que vous êtes. Ils sont psychanalystes et j'avoue que je suis assez admiratif de leur science, mais je n'ai jamais pu me résoudre à passer sur le divan. D'abord il y a Serge Lebovici dit « Lebo », le plus âgé. Il s'est intéressé à la psychiatrie du nourrisson et ses travaux sont unanimement reconnus en France et ailleurs. Michel Soulé a suivi sa voie et a créé l'institut de puériculture de Paris. René Diatkine s'est surtout consacré à l'intégration des enfants dans les classes maternelles et primaires, il a fondé le centre Alfred Binet, en lien avec l'Association du treizième arrondissement de Paris. il est aussi, avec les communistes Lucien Bonnafé et Tony Lainé, à l'origine des ACCES (Actions Culturelles Contre Exclusions et Ségrégations).
- Mais celui auquel je me suis attaché le plus fortement, mon mentor en quelque sorte, c'est Roger Misès, qui est devenu quasiment aussi bien mon ami que mon maître.
- Roger Misès dirige la Fondation Vallée à Gentilly. Qui était alors un dépotoir horrible pour enfants autistes et psychotiques graves, laissés pour compte par la société. Il en a radicalement changé le cadre, le fonctionnement et l'ambiance. Elève de Georges Heuyer et de Ajurriaguerra, il a entrepris une recherche sur la classification des maladies mentales infantiles, alors qu'auparavant on plaquait sur les enfants les diagnostics établis pour les adultes. Il a développé le concept de dysharmonie évolutive de structure psychotique ou névrotique, au déficit intellectuel fixé ou non, a remis en question la notion de débilité en décrivant les pseudo débilités. Chaque année pendant une semaine, il anime un séminaire de recherche à la Fondation Vallée, ouvert à tous les pédopsychiatres de France, et je n'en manque pas un seul.
- Ce n'est pas seulement un thérapeute c'est un créateur et un bâtisseur de soin infatigable. Son influence s'étend dans le domaine socio-politique, c'est lui qui a rédigé la circulaire du 16 mars 1972, qui développe un programme d'organisation et d'équipement de lutte contre les maladies mentales infantiles, qui précise que l'enfant possède une pathologie mentale propre, et que sa personnalité est soumise à une évolution étroitement dépendante de l'environnement. Cela vous paraît peut-être des évidences, mais encore fallait-il les traduire dans la pratique institutionnelle, ce qui fut réalisé avec la mise en place de trois cents inter-secteurs de psy infanto-juvénile dans tout le pays.
- Attendez ! Il n'en est pas resté là car il est le premier à avoir diversifié son équipe thérapeutique, en introduisant des éducateurs spécialisés et des instituteurs dans son établissement, puis des paramédicaux et une assistante sociale. C'est pour ça que vous voyez des éducateurs dans ce service où je mets scrupuleusement en application son enseignement, après avoir réalisé combien la double mixité hommes-femmes et éducateurs spé-infirmiers psy, est importante. Et que je me bats contre les autorités académiques du département pour obtenir des postes d'instituteurs.
Au moins nous savions, mon collègue et moi, sur quel pied danser.
- J'assume également la responsabilité de quatre dispensaires d'hygiène mentale, je pense qu'il est préférable que je confie le secteur de la région natale de Jean-Paul à Aksel.
- En effet c'est une très bonne idée, lui ai-je répondu.
Nous avons intégré son discours avec beaucoup d'attention et de concentration. Idéologiquement nous partagions totalement ses options et orientations thérapeutiques. Notamment, la priorité donnée aux entretiens et à la relation humaine sur les prescriptions médicamenteuses. Toutefois, notre goût pour le divertissement, notre paresse intellectuelle, notre position dépressive post-divorce, ne nous prédisposaient guère à le suivre dans sa recherche théorique, à nous plonger dans la lecture des œuvres de ses maîtres, à nous inscrire à leurs conférences. Il faut dire que l'ambition d'Aksel, qui souhaitait également se rapprocher de Paris, n'allait pas au-delà de la réussite au concours de l'internat, quant à la mienne elle ne visait qu'à améliorer mes patients, aucunement à me faire un nom parmi les psychiatres professeurs et savants théoriciens.
Notre préoccupation du moment se limitait à organiser des fêtes, à séduire les nanas, ce qui ne gênait pas Louis R. au contraire, il jubilait de nous entendre lui raconter théâtralement, entre deux réunions de travail, nos frasques et nos expéditions érotico-ludiques. Peut-être que cela soulageait quelque peu la frustration provoquée par son irréprochable engagement en tant que mari et père.
En exprimant le plaisir qu'il éprouvait en notre compagnie, il proposa à Aksel son aide pour préparer son prochain concours de l'internat de Paris.
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