Tandis qu’Alka se couchait, Noway consultait les ressources Xnet qu’elle avait mis à sa disposition. D’un doigt nerveux, il explorait la carte du monde Bullite. Il cherchait l’endroit où il avait grandi. Tout ce qu’il avait appris depuis qu’il était entré sous les Bulles, s'entrechoquait dans sa tête. L’histoire que lui avait raconté Saul et tout ce qu’il découvrait ici, le perturbait. Tout le ramenait inexorablement au début de son voyage.

Après le récit de Saul, il avait fini par accepter de lui montrer son pendentif et lui raconter où il l’avait trouvé, dans les ruines d’une ville mangée par le désert et la folie des hommes. Il y avait lu le testament de Liam puis trouvé les papillons qu’il avait dessinés sur les murs. Ils l’avaient mené jusqu’à l’endroit où le pauvre homme s’était sûrement éteint. Il ne restait plus que le papillon aux ailes translucides, fines, néanmoins assez dures pour résister à des centaines d’années cachées dans le sable.

Saul avait insisté pour que Noway lui répète tout ce dont il se souvenait des derniers mots de Liam. Il les trouvait beaux et terribles.

— Magnifique, s’était-il émerveillé, nous sommes les enfants du Chaos. Quelle belle formulation !

Il l’avait fait penser à Ash et à tous ces éternels idéalistes.

— Non, n’avait-il pu m’empêcher de le contrer, nous, nous sommes les esclaves d’un ordre rigide et sans cœur.

Saul lui avait souri sans rien répondre. Puis, il lui avait expliqué l’effet papillon, une légende encore. Elle disait qu’un battement d’aile d’un papillon ici, pouvait provoquer une tempête des milliers de kilomètres plus loin, ce qui signifiait qu’un évènement insignifiant pouvaitt provoquer, par une réaction en chaîne, des changements majeurs.

— Comme pour toi, lui avait-t-il dit, quelque chose t’a poussé à prendre la route et cela a provoqué des changements dans beaucoup de vies.

Encore une fois, cette vision des choses avait agacé le jeune homme. Pour commencer, il ne voyait pas bien ce que sa fuite avait changé à ce monde absurde, si ce n’était en y ajoutant une belle histoire à raconter.

Pour finir, la créature qui l’avait poussé sur les routes n’avait ni la grâce, ni la fragilité d’un papillon. Elle était plus proche de ces brutes sanguinaires qui s’affrontaient ici, sous Bulle Ter.

Lors de son voyage, il avait réussi à mettre à distance ces souvenirs. Il avait même fini par croire que tout cela était finalement derrière lui. Il avait même rêvé de retrouver ceux qu’ils aimaient pour partager avec eux la simple joie d’être vivants et ensemble.

Les yeux rivés sur la carte de l’Afrique et le grand désert Sahara, comme le nommait les Bullites, il fixait le petit point indiquant B16, la Bulle à côté de laquelle se trouvait son Clan. Non loin de là, se trouvait B15 et sa Bulle Ter. Il se trouvait à nouveau en Afrique. Sous ses doigts, la distance entre lui et les siens paraissait éphémère pourtant, il ne s’était jamais senti aussi loin d’eux même dans les pires jours de son voyage.

Il n’était pas un héros de légende, juste un homme faillible, un combattant qui avait perdu la bataille la plus importante de sa vie. Il était devenu un voyageur, par désespoir, un survivant malgré lui.

Désormais, il était un esclave impuissant à la merci d’êtres amnésiques sous la coupe d’une IA omnipotente, un papillon sans ailes qui se crasherait bientôt dans le Dernier Cercle.

Il demanda silencieusement pardon à tous ceux qu’ils avaient laissé derrière lui : Téodime, Ugo, Léa, Isa, Ana…Kaly.

Noway laissa tomber le pad sur son lit avant de se prendre la tête dans les mains. Il n’avait même plus la force d’être en colère. Tandis que son corps se recroquillait un peu plus au bord de ce lit froid, son esprit chutait dans un tourbillon de pensées incohérentes dont il ne voyait pas la fin.

Une silhouette sèche et anguleuse s’en détacha, telle une ombre chinoise. Elle avança vers lui. Il en reconnut le visage aux traits fins buirinés par le soleil. Les yeux de l’homme, son regard inimitable tantôt doux et chaud comme le plus beau des mâtin, tantôt plus aride et tranchant que le soleil du midi : Ash, du fond de son esprit désespéré, l’observait.

« À défaut d’en comprendre le sens ou la fin, tu connais déjà le nom de la prochaine étape, fils ! »

Noway soupira avant de faire une grimace à son fantôme qui présentait un air entendu. Ce dernier savait qu’il n’était pas nécessaire de se fatiguer à énoncer la suite, Noway la connaissait.

« Personne ne peut tout prévoir ou tout maîtriser mais, il t’appartient de te préparer au mieux avec les connaissances dont tu disposes. Quand l’imprévu ou l’inévitable se présentera, tu auras alors peut-être une chance de choisir comment tu souhaites le vivre. »

Noway se redressa avec un petit sourire triste. Combien de fois avait-il tempêter sur son grand-père après ce genre de tirades.

• D’accord, d’accord, murmura-t-il à la présence évanescente. Je te dois bien ça...

Il reprit le pad pour y entrer une nouvelle recherche : le Dernier Cercle.

Il ouvrit la première entrée qui s’affichait.

Il apprit que lors de l’avènement des Bulles, les gens avaient d’abord gardé leurs centres d’intérêts du Dehors, notamment ce qu’ils appelaient le sport de haut-niveau. Noway découvrit d’abord ceux qui étaient appelés sports collectifs : Le foot, le rugby, le football américain. Curieux, il visionna des extraits de championnats mondiaux avec des joueurs élevés au rang de demi-dieux. S’il comprenait l’attrait de tels jeux, il resta estomaqué par l’engouement et l’hystérie des foules immenses devant une rencontre entre deux équipes.

Il était mentionné pléthore d’autres sports avec une mention particulière pour tout en tas de sports de combat, des Duels en somme. Certains étaient très codifiés, d’autres se révélaient nettement plus sauvages et sanglants.

Le jeune homme soupira. Même du fond des âges, sa propre espèce le désespérait. Malgré sa lassitude, il continua.

Il était expliqué qu’après quelques années, les problèmes d’habitabilité des Bulles avaient entrainé un désintérêt pour ces sports-spectacles, les gouvernants ayant été contraints d’interdire les matchs avec du public du fait d’affrontements très violents entre les spectateurs.

Quand MAGIE était entré en fonction, elle avait instauré de nouvelles règles telles que l’abolition des familles, la régulation génétique des naissances, l’entrée en fonction de l’Optimem. Dans sa grande bienveillance, l’IA n’avait pas oublié le besoin de divertissement de son troupeau désormais un peu plus paisible. S’inspirant des sports d’avant, elle avait inventé un nouveau sport : Le Dernier Cercle.

Il était écrit qu’elle avait voulu mettre en exergue à la fois la part sauvage et la part intelligente de l’Humanité.

Un lien conduisait ensuite à une vidéo qui promettait d’en donner un aperçu tout en expliquant les règles et le fonctionnement de ce sport.

Noway fit une pause avant de l’ouvrir. Il en savait assez désormais pour anticiper tout le poison d’une telle promesse. Mais MAGIE avait la fâcheuse tendance de réussir à concevoir pire que ce qu’il pouvait imaginer.

Il prit une grande inspiration et plongea.

Un bref descriptif apparut en défilant lentement. Le Dernier Cercle était qualifié de sport collectif de combat. Les équipes étaient composées d’équipe de huit HC et d’un stratège Bullite. Chaque année, chaque Bulle composait une équipe en sélectionnant les meilleurs éléments lors de combats-spectacles préliminaires.

Une fois les équipes constituées, des compétitions étaient organisés entre les bulles de chaque consortium, cela s’appelait les championnats continentaux. À l’issue de ceux-ci, chaque consortium composait son équipe en sélectionnant à son tour les combattants les meilleurs des équipes en lice lors de ces compétitions. Se tenait alors une coupe Intercontinentale, opposant les équipes des consortiums, la plus prestigieuse et la plus populaire selon la description.

Noway pesta doucement, les consortiums… il avait vu passé ce terme mais ne s’y était pas attardé. Il ouvrit une nouvelle page de recherche. Il lut qu’il existait quatre consortiums : América, Europe (celui où il se trouve), Océanie et Chine. Chaque consortium est organisé de la même façon : une Bulle centrale appelée la Bulle des Gouvernants, une première ceinture de six Bulles abritant les Bullites de premier rang, les Bulles de la seconde ceinture comme B15 ou 16 qui regroupaient les infras et des bulles Ter servant essentiellement de Bulles expérimentales de création de population nouvelles et nécessitant un encadrement très spécifique.

Des tas de cages, plus ou moins sophistiquées, songea l’homme du Dehors.

À ce stade, il trouvait cela grotesque et horrible et devait s’exhorter à continuer malgré son dégoût. Pourtant il n’avait encore vu aucune image.

Cependant, puisqu’il avait à sa disposition encore beaucoup d’informations, ils les liraient jusqu’au bout. Il adressa un clin d’œil mental à Ash qui l’y poussait du fond de ses souvenirs.

Un cri inarticulé résonna dans le silence de l’appartement. Noway, aussitôt sur le qui-vive, arrêta le film.

• Non ! Non ! Non ! se défendit une voix fluette d’enfant terrifiée.

Le jeune homme se leva pour se diriger vers la chambre d’Alka. La porte était fermée. D’abord, il n’entendit rien. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand les cris reprirent.

Noway ouvrit la porte vivement et alluma la lumière. Alka, en larmes, se trouvrait recroquevillée sur son lit à l’angle d’un mur.

• Non ! continuait-elle de protester en sanglotant. Je ne veux pas. Laissez-moi tranquille…

Mais elle était seule. Désemparé, Noway s’approcha à pas feutrés.

• Alka, l’appela-t-il doucement. Que se passe-t-il ?

Elle le regarda sans le voir.

• Je veux pas y retourner, gémit-elle de cette petite voix qu’il ne lui reconnaissait pas.
• Où ça ? l’encouragea-t-il doucement à continuer.
• Là où on oublie… je veux pas… Ca fait mal !

Un grand tremblement la secoua après cet aveu. Noway commençait à comprendre. Il avait déjà vu ce genre de comportements, des gens qui parlaient et bougeaient alors qu’ils étaient endormis. Pourtant, il avait du mal à croire ce qu'il entendait. Alka, citoyenne modèle et fière de l'être, refusait de se plier à une règle, et pas des moindres.

• Tu ne veux pas aller à l’Optimem, c’est ça ? insista-t-il donc, dubitatif.

Alka acquiesça en reniflant. Noway s’approcha encore. Alka eut un moment de recul.

• Non, m’emmènes pas quand même ! Ca fait mal et ça marche même pas, de toute façon ! Je serai gentille et obéissante, je promets !

Noway eut l'impression de voir Ugo ou Léa. Alors, il comprit. De toute évidence, Alka revivait un épisode douloureux de son enfance. Elle paraissait ne pas toujours avoir été l’être docile et lisse qu’il cotôyait.

Noway recula, ébranlé par cette réalité. Malmené par une tempête d’émotions contradictoires, il tâcha de ne se laisser submerger ni par la colère froide contre ce système infâme,ni par la tristesse profonde d’imaginer une petite fille traitée ainsi. Il devait garder le cap.

Le jeune homme réfléchit au comportement qu’il pourrait adopter pour venir en aide à la jeune femme. Il ne pouvait l’approcher pour la réconforter puisqu’elle était convaincue qu’il ne pourrait la toucher que pour la contraindre. Il choisit de s’en tenir à la réalité présente.

• Alka, nous sommes au milieu de la nuit. Il n’est pas question que qui que ce soit t’emmène à l’Optimem maintenant.

Cela parut fonctionner. Elle balaya du regard la pièce paraissant se rendre compte d’où elle se trouvait.

• Tu jures ? demanda-t-elle en lui lançant un regard méfiant.

Il opina lentement.

• Sur Magie ? insista-t-elle, toujours sur la défensive.

À nouveau, malgré son dégoût pour l’IA, il promit.

• Recouche-toi maintenant et dors. Tu en as besoin.

Elle commença à se glisser dans ses draps, lentement, sans cesser de le surveiller.

• Si tu essaie de m’attraper, je te mords ! le défia-t-elle tremblante.

Noway recula encore d’un pas, tout en levant les bras, paumes de main ouvertes, en signe d’apaisement.

• Tu es bien installée ? demanda-t-il une fois qu’elle eut terminé.

Elle bougea encore un peu, le temps de se tourner sur le côté.

• Oui, c’est bon.
• Très bien, je vais éteindre la lumière maintenant et puis je m’en irai.

Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent de terreur.

• Non, n’éteins pas ! le supplia-t-elle, à nouveau sur le qui-vive.

Noway atteignit l’écran de commande.

• D’accord. Peut-être pourrions-nous la baisser un peu ?

Elle acquiesça avec méfiance. Il commanda la baisse d’intensité jusqu’à ce qu’Alka le stoppe.

• Bien, je te laisse te reposer. À demain.
• Bonne nuit monsieur… Merci, l’entendit-il murmurer avant de quitter la chambre.

Il regagna sa chambre, les poings serrés, des larmes silencieuses sur ses joues. Il n'avait pas besoin de ça, pas besoin de la trouver attendrissante... Pas besoin de savoir qu'elle avait été une petite fille sensible et courageuse !

Il aurait voulu continuer de détester les Bulles et les Bullites sans se poser de questions : la colère et la haine auraient été suffisantes pour tenir debout jusqu'au Dernier Cercle.

La rage au coeur, il s'étendit sur son lit pour essayer de trouver un répit dans le sommeil.