Chapitre 2 - Fais comme chez toi
Je me permets un regard plus insistant sur lui, esquissant une mine réjouie, heureuse de mon idée. Il est toujours poli, ne déborde jamais, sauf d’un sourire ou d’un regard un peu plus appuyé, serviable. Qu’est-ce que je risque ? Si ce n’est de passer une chouette soirée. Faire connaissance, reste un moment convivial habituellement. Chacun se présentant à l’autre, décrivant son quotidien et ses passions, cherchant à trouver des points communs. Je ne veux pas qu’il se fasse de fausses idées, mais un repas entre adultes à deux plutôt que chacun chez soi devant un programme télé forcément pitoyable... C’est mieux, non ?
Alors qu’il attrape le billet que je lui tends, sans le lâcher, je me présente :
— Lana, 23 ans, j’ai préparé la première dinde de ma vie et… personne ne va y goûter.
— Vous cherchez un cobaye ? rigole-t-il.
Je hoche la tête en argumentant que je n’aime pas jeter. Il observe sa montre et sans répondre, me rend la monnaie, ferme la caisse, baisse le rideau, verrouille la porte à clé, éteint les lumières et vérifie qu’aucun autre client n’est encore présent.
Il semble d’accord.
Je l’observe plus attentivement, son jean est propre et plutôt bien coupé, sa chemise à carreaux pourrait le faire passer pour un baroudeur et pourtant elle lui va bien. Ses baskets sont un peu légères pour la saison, mais sans doute plus confortables que des boots pour travailler.
Il entoure son cou d’une écharpe, referme la fermeture éclair de sa veste à capuche qu’il remonte sur son crâne, attrape son sac à dos posé négligemment sous la caisse et me fait signe de le suivre. Sans réfléchir, j’obéis. Ai-je le choix d’ailleurs ? Je ne vais pas passer la nuit ici ! Il pousse la porte à l’arrière de la boutique, me barre le passage d’un bras tendu en disant :
— Pierre, 25 ans, gourmand et gourmet.
Son sourire en coin me rassure. Il est plutôt mignon dans son genre, discret et sans doute bien plus intéressant que je ne pourrais le soupçonner. Ma soirée n’a évidemment plus la même saveur, mais c’est sans doute moins triste que de la passer toute seule, surtout un soir de Noël.
Un fumet nous accueille dès le pas de porte passé. Je l’invite à faire comme chez lui alors que je me dirige vers le four pour vérifier l’état du repas. Ouf, la dinde cuisotte, la purée n’a pas attaché et les marrons semblent fondants. Pierre passe en revue ma décoration assez sommaire, j’ai les moyens de meubler mon 30m2, pas de l’agrémenter en fioriturs diverses. Un canapé et deux coussins, une table basse et une bougie en son centre, deux cadres aux murs et aucun rideau. Il observe la rue de ma fenêtre puis s’approchant de la cuisine, me réclame un tire-bouchon. Lorsque je le lui tends, je remarque qu’il porte toujours son sac sur l’épaule.
— Tu ne veux pas te mettre à l’aise ?
Oui, nous avons décidé de nous tutoyer. Quasi le même âge, nous nous apprêtons à passer la fête familiale par excellence en tête à tête… le vouvoiement, hop au placard.
Il a retiré son écharpe et sa veste, mais pour le sac, apparemment il préfère le garder près du canapé. Il le pose même très délicatement, comme s’il contenait un trésor des plus précieux. J’avoue que je suis intriguée, mais c’est encore un peu tôt pour le questionner.
Il ouvre la première bouteille et me fait humer son parfum. Je n’y connais rien, mais je fais semblant. Il me parle de sa robe, de sa couleur, de son arôme tout en versant un fond dans chaque verre que je tiens. Je lui propose de prendre place au salon et j’apporte les feuilletés. C’est étrange, mais je ne me sens pas intimidée ou sur mes gardes. Un peu comme si je recevais un ancien copain. Il m’écoute plus qu’il ne parle, pose des questions sur la déco ou mes proches sans paraître intrusif. C’est agréable.
Le repas n’est pas mal, je dois bien l’avouer, même si la dinde de ma mère est généralement moins sèche. Pierre me complimente et semble sincère. Il rit de mon découpage approximatif, me propose son aide pour servir, trinque à cette rencontre improbable.
Parfois un peu taciturne, je le sens partir dans ses pensées, alors qu’à d’autres moments c’est vraiment un gai luron. Mais depuis la découpe de la volaille, je le retrouve souvent le regard rêveur. Il peine à lancer de nouveaux sujets de conversation. Il ne se confie pas facilement et préfère rebondir en m’interrogeant. Parler de moi, ne me dérange pas habituellement mais ses questions deviennent au fil de la soirée, toujours plus personnelles, voire même intimes ou dérangeantes.
— Et… ça t’arrive souvent d’inviter des inconnus chez toi ?
— Tu n’es plus vraiment un inconnu, rétorqué-je sur la défensive.
— En effet, mais es-tu certaine de mon identité ? Que sais-tu exactement de moi ? Si tu devais me décrire, que dirais-tu ?
— Tu m’as dit ton prénom, ton âge et je te vois souvent travailler à l’épicerie.
— Et ça te suffit ?
Evidemment, ce n’est pas beaucoup. Et même si je ne me trouve pas trop naïve, j’ai une sacrée tendance à faire confiance aux gens, c'est vrai et encore plus dans notre petite ville où j’ai l’impression que tout le monde se connait.
— Avant ce soir, je n’avais pas l’impression d’avoir attiré ton attention.
— Et toi ? Tu acceptes souvent des invitations à la dernière minute ? tiqué-je.
Pourquoi je l’ai invité déjà ? Il m’agace à vouloir me déstabiliser de la sorte.
Je ne voulais pas être seule ce soir, mais pourquoi s’amuse-t-il à m’ébranler, me faire douter de mon idée ? On aurait pu se croiser dans un bar, je n’en saurais pas plus. Au contraire.
Là au moins, je sais où je peux aller le chercher s’il ne se comporte pas correctement. Et le soir de Noël… j’ai l’impression que rien de mal ne peut m’arriver ! Surtout dans mon appartement.
Annotations
Versions