Chapitre 3 - Il insiste
Je surprends ses yeux braqués sur moi. Sa mine réjouie s’efface puis son attention s’attarde sur ses affaires. Je fronce les sourcils et suis son regard. Que cache-t-il dans son sac ?
— Tu as parlé d’une dinde aux marrons, j’avoue que c’est un de mes plats favoris. Entre ça et un reste de pâtes, je n’ai pas vraiment réfléchi, c’est vrai.
Je me détends. Son sourire me rassure. Pourquoi ai-je cru qu’il m’agressait avant ?
J’enchaîne sur le sport, son corps semble athlétique. Sujet moins dangereux que la religion ou la politique et je souris de le voir se dérider en me parlant des heures qu’il passe à la salle de sport. Haltères, poids, gainage, saut à la corde, footing le long du lac.
— J’ai horreur de courir, commenté-je.
— Et toi ? Du sport ? Tu t’entretiens ?
— Pas assez !
Et c’est vrai. Depuis mon emménagement, je sens que je me ramollis. Il faut que je retrouve mes habitudes.
— C’est important… d’entretenir sa force. On ne sait jamais. Quelqu’un pourrait… je ne sais pas… t’agresser un soir, alors que tu rentres seule après une séance cinéma.
Comment il sait que je suis allée au ciné ?
Je deviens parano.
— Le prends pas mal, mais une fille… seule…
— Arrête avec ce cliché.
— Tu penses que tu arriverais à te défendre dans toutes les situations ? Et face à n’importe quel homme ?
Je déglutis. Observe ses bras, ses épaules, l’ensemble de son torse avant de plonger dans ses yeux, en évitant de lui montrer ma méfiance, mais son petit jeu ne m’amuse plus.
— Tu ne sembles pas très fort
— Tu n’as pas tort… Mais les apparences sont parfois trompeuses, non ?
Je plisse les yeux et suspends mon geste. Ma fourchette vient de se planter dans un morceau de dinde, la sauce qui la recouvre s’étale dans l’assiette et des images sanglantes envahissent mon esprit.
Une main sur mon épaule, c’est la sienne, un regard sombre, c’est le sien, un souffle profond…
— Tu ne t’es jamais retrouvée dans une telle situation ?
Pourquoi insiste-t-il autant ? Je hausse les épaules en marmonnant qu’un bon coup de pied dans les parties génitales m’ont sauvée une fois d’une situation particulière.
— Ça suffit pas toujours.
— Peut-être. Tu reprends du vin ?
Je n’aime pas tellement la tournure de la conversation. Surtout que son ton n’est pas à la plaisanterie. J’ai même plutôt l’impression qu’il me fait la morale. Un peu comme le ferait mon père. Mais pour qui se prend-il ?
Je me renfrogne et il le remarque.
— Désolé. J’ai une petite sœur et une nuit… Enfin, elle a été imprudente et… mais c’est ta vie. Je suis qui pour te donner des leçons ?
— Oh, je ne savais pas.
— En effet, tu ne peux pas savoir. Tu ne me connais pas ! gronde-t-il.
Mais c’est qu’il insiste. Je pose mon couvert, avale une grande quantité de vin, peut-être qu’il va me désinhiber et m’aider à dérider la soirée.
Pierre termine sa dernière bouchée, me félicite pour le repas et me demande quel dessert j’ai prévu. La buche glacée perd un peu de sa magie. J’hésite un instant à lui dire qu’avec ma tête de linotte, j’ai oublié d’en prévoir un, ou alors que c’était ma famille qui devait l’apporter, mais je ne sais pas mentir et il me devance :
— Tu as peut-être envie que je parte ? Tu préfères finir la soirée toute seule ?
— Non, évidemment que le dessert est compris dans l’invitation. Tu aimerais encore du vin ou tu préfères un café ?
— Vin, le café a tendance à… me rendre nerveux.
En effet, déjà qu’il est tout sauf drôle, autant essayer de le saouler.
Je me lève, titube un peu et me rattrape au dossier de ma chaise, alors qu’il s’inquiète. J’ai mangé pourtant. Je ne comprends pas. Le vin est sans doute plus fort que ce que je pensais.
J’ouvre le congélateur en lui détaillant les différents arômes de la buche, préparant les assiettes et les petites cuillères.
Il pourrait m’aider à débarrasser, non ? Je jette un coup d’œil au moment où ma pensée franchi mes lèvres et je le vois s’amuser à tourner mon verre à bout de bras. Un peu comme… comme s’il avait mis un truc dedans et qu’il voulait mélanger le tout.
Je panique !
C’est vrai que je ne le connais pas. Et surtout il ne fait rien pour me mettre à l’aise. J’essaie de jouer mon rôle d’hôtesse, mais il ne m’aide pas. Mon esprit échafaude une dizaine de scénarii différents pour abréger la soirée. Mais surtout, ne plus toucher à mon verre de vin. Je pourrais le renverser, prétexter une migraine fulgurante. Des maux de ventre ?
— Tu rêves ? me surprend-il.
Il se tient debout près de moi, le plat de dinde entre les mains et attend manifestement que je lui montre où le poser. Surprise, je lâche la glace. Mon regard se fige sur ses avant-bras à présent nus. Il a retiré son pull et son t-shirt plaqué à son torse montre une musculature puissante.
C’est vrai qu'il a un physique imposant et que j’aurais bien du mal à le repousser si jamais il voulait me faire du mal. Son petit sourire en coin le montre satisfait de son petit effet, alors qu’une peur grandit en moi. Un frisson glace ma colonne.
Evidemment des images de sévices me traversent la tête. Sa main large serrant mon cou, son corps m’aplatissant contre le mur, sa bouche se collant contre la mienne, son sexe…
Qu’est-ce qui m’a pris ?
A quel moment ?
Celui de l’inviter ou d’imaginer ces horreurs ?
Mais c’est de sa faute aussi… il n’arrête pas de dire que je suis fine, que je semble légère comme une plume, ce qui n’est pas faux.
Il se penche, rigole de ma maladresse alors que je reste immobile, les yeux fixés sur sa silhouette. Il est accroupi, me tourne le dos et je remarque sa nuque large, ses épaules puissantes, ses avant-bras musclés et l'un tatoué. Un poignard transperce un cœur rouge et des gouttes de sang courent le long de son bras jusqu’à son poignet. Mes yeux ne parviennent plus à se détourner de cette marque indélébile alors que mon corps perd de sa chaleur.
Je me mets à trembler comme une feuille.
Je bredouille des excuses et m’enfuis à la salle de bain, attrapant au passage mon téléphone.
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