1er décembre : One more shot please
One more shot please
Lorsque la pluie glacée entre en contact avec la peau nue de ses mains, Nathan se demande si elle ne risque pas de se transformer en neige à tout instant. Les passants sont nombreux autour de lui, mais seule une faible minorité d’entre eux le considèrent d’un air étonné. Il faut dire que le jeune homme leur offre un spectacle quelque peu grotesque. Ce dernier a ôté sa veste, comme le font parfois les personnes surprises lorsque Dieu se décide enfin à pleurer. Mais, au lieu de s’en servir pour se protéger la tête, il l’a plaquée, quelques secondes plus tôt, contre la sacoche de son ordinateur. Pour couronner le tout, le torrent qui déferle sur la ville de New York en cette soirée hivernale n’a pourtant rien d’une surprise. Les médias ont commencé à l’annoncer une semaine auparavant.
Bien que sa doudoune soit à présent détrempée, il espère qu’elle suffira à étancher toute l’eau qui essayerait de s’introduire dans son précieux. La bouche de Nathan est envahie par un goût amer lorsqu’il se revoit s’habiller et se préparer à partir de chez lui sans se demander quel temps il fera quelques heures plus tard. Tous les matins, c’est la même rengaine : même quand il pense à la météo du jour, ce qui est loin d’arriver quotidiennement, il se contente de regarder par la fenêtre et se vêt en fonction de ce qu’il voit à l’instant T. Pourtant, comme tous les New-Yorkais, ou presque, il possède un smartphone avec une application intégrée spécialement conçue pour vérifier les prévisions météorologiques. Mais il ne la consulte pour ainsi dire jamais. Lorsqu’il se fait avoir ainsi, il peste contre lui-même et se promet de changer. Mais il répète tout le temps la même erreur, inlassablement.
Tandis qu’il court pour espérer se réfugier dans une bouche de métro, la lueur réconfortante d’un café se dessine à travers les gouttes. Il est probablement bondé. Il ne faut pas être médium pour le deviner. De toute les manières, pour Nathan, toutes les personnes qui prétendent avoir ce don sont des imposteurs. Selon le jeune homme, il suffit de prendre en compte quelques paramètres bien utiles pour anticiper l’avenir comme, dans ce cas-ci, les conditions climatiques, le lieu et l’heure, soit l’environnement au sein duquel évolue le sujet ; à savoir lui. Compte tenu du fait que l’automne cède gentiment sa place à l’hiver et que Nathan déambule dans les rues pleureuses et pleines à craquer de New York, ce dernier peut aisément pressentir qu’il ne trouvera aucune place vide dans ce Starbucks. Néanmoins, pour son salut ainsi que celui de son ordinateur, il considère que le fait de tenter sa chance ici et maintenant est la seule option dont il dispose.
A peine franchit-il la porte coulissante automatique de l’établissement que le vacarme assourdissant provoqué par l’ondée devient plus lointain. Il est remplacé par une musique chantante de jazz, probablement issue d’une playlist libre de droits. Nathan aperçoit avec bonheur que, si toutes les places privatisées sont occupées, certaines chaises placées autour d’une énorme table sont libres. Elles servent d’ordinaire aux gens seuls comme lui. D’habitude, lorsqu’il écrit ses articles dans un café, il préfère s’isoler. Mais, à présent, une vague de satisfaction l’envahit. Il se considère chanceux. Il place sa doudoune dégoulinante sur le dossier de la chaise qu’il a choisie, afin de la réserver. Alors qu’il s’apprête à amorcer sa marche afin de se commander une bonne boisson chaude bien méritée, il est stoppé net dans son élan par une voix qui le surprend. Celle-ci est un mélange d’amertume et de douceur, lui rappelant le goût d’une goutte miel de châtaignier dans un café au lait.
— Vous pourriez vous asseoir ailleurs, non ? demande une fille brune aux yeux couleur lagon.
— Je vous demande pardon ?
— Il y a plein de places ici et, pourtant, vous vous voulez vous placer en face de moi. N’est-ce pas un peu étrange ? lui fait-elle remarquer.
Il remarque que sa façon de parler dénote avec son jeune âge. Il pense qu’elle a dans la vingtaine et bien que, d’ordinaire, il manque de talent quand il s’agit de deviner ce genre de choses, il a vu juste.
— Je ne vous avais pas vue. J’ai froid et j’aimerais bien m’acheter un petit quelque chose avant que le comptoir ne soit bondé de New-Yorkais et de touristes mouillés jusqu’aux os, vous voulez bien ?
— Changer votre veste de place ne prendrait qu’une minute.
— J’ai le droit de m’asseoir où je veux, rétorque-t-il en s’en allant tandis que la jeune fille soupire.
— Bonsoir, un double expresso, s’il vous plaît ! demande-t-il au serveur sans le regarder. Il observe, amusé, par-dessus son épaule, la jeune fille qui fait la moue. Elle lâche ses cheveux châtain foncé pour refaire le même chignon coiffé-décoiffé qu’elle arborait quelques secondes plus tôt. Elle enlève ses lunettes et se masse les tempes en soupirant. La lumière trop blanche de son MacBook se reflète dans ses yeux aquatiques. Il sourit.
Quelques minutes s’écoulent mais Nathan ne les voit pas passer. Il ne peut s’empêcher de jeter des coups d’œil furtifs à la jeune inconnue. Il essaye malgré tout de rester discret afin de ne pas la rendre mal à l’aise. Mais il ne parvient pas à détacher son regard d’elle et trépigne d’impatience à l’idée de la rejoindre.
— Un double expresso pour Nathan, hurle une voix masculine au bout du comptoir en moins de cinq minutes.
Nathan s’en empare et se dirige vers sa place lorsqu’il remarque que la tasse de sa voisine d’en face est vide. Une ficelle sort du mug et un onglet en papier est collé au bout de celle-ci, indiquant le goût de la boisson. Nathan pose rapidement son gobelet avant d’opérer un demi-tour. La demoiselle bat des paupières, incrédule.
— Est-ce qu’il y a un problème avec votre boisson, monsieur ? demande le caissier.
— Non, non, pas du tout…En réalité, j’aimerais en prendre une autre en plus de la mienne, si c’est possible.
— Bien sûr.
— Dans ce cas, j’aimerais un Royal English Breakfast Tea s’il vous plaît.
— D’accord, c’est noté. Cela vous fera six dollars s’il vous plaît.
Nathan revient avec le thé fumant entre ses mains, triomphant. Il manque de se brûler. La demoiselle réprime un rire, secoue la tête et replonge ses iris bruns dans l’écran de son ordinateur. Ses doigts pianotent sur le clavier à la vitesse de la lumière. Il dépose la tasse devant elle.
— Qu’est-ce que…
— Je me suis dit que vous aviez l’air d’avoir besoin d’un petit remontant.
— Tiens, on ne me l’avait jamais faite, celle-là, de m’offrir un verre pour me draguer.
— Ce n’est pas un verre, c’est une tasse.
Elle hausse un sourcil d’un air circonspect. Nathan enchaîne rapidement.
— Ecoutez, je suis désolée si c’était maladroit mais ce n’était pas mon intention. J’ai vu votre tasse vide…Vous aviez l’air d’avoir besoin d’un petit remontant.
— Donc, vous ne me draguiez pas ? le nargue-t-elle en le toisant par-dessus ses lunettes, qu’elle vient à peine de remettre sur son nez.
— Si, enfin peut-être un peu…Je vous trouvais simplement jolie, je ne voulais pas vous observer mais je l’ai fait malgré moi. Et puis, j’ai vu que vous aviez fini votre thé et ai remarqué que vous deviez avoir mal à la tête. Vous vous massiez les tempes. Je suis journaliste et, moi-même, si je ne descends pas trois ou quatre cafés quand j’écris un article, je me tape une méchante migraine…
— Je vois, je vous remercie pour votre honnêteté. Et le thé. Vous avez gagné le privilège de vous asseoir en face de moi, plaisante-t-elle avec aisance et douceur.
A peine ces mots sont-ils prononcés que Nathan manque de s’évanouir de bonheur. Son cœur chavire.
— Je vous remercie. Sur quoi écrivez-vous ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous écrivez, c’est sûr. Soit vous faites le même métier que moi, soit vous êtes écrivaine mais, quoi qu’il en soit, je suis prêt à parier que vous rédigez quelque chose.
— Bien joué, je suis journaliste, moi aussi. Mais je connais beaucoup d’experts comptables qui travaillent sur leur ordinateur dans un Starbucks.
— Moi aussi, mais vous n’aviez pas la même lueur dans le regard. Sur quel sujet porte votre article ?
— Vous allez rire. C’est quelque peu cliché, avoue-t-elle.
— Mais non, je suis certain que c’est très bien. Je ne rigolerai pas, promis.
— Eh bien, pour tout vous dire, j’écris sur les émotions que nous procurent les illuminations de Noël. Elles apportent beaucoup de joie à énormément de gens, moi y compris. Mais elles expriment également, avec une ostentation agaçante, un bonheur que tout le monde n’a pas la chance de connaître. Elles peuvent aussi en ramener certains à des moments de bonheur qui ne sont plus, ou d’autres à des périodes traumatiques qui sont toujours en eux. Alors j’ai interviewé des gens tout à l’heure, dans la rue.
— Chapeau ! C’est un exercice difficile, les New-Yorkais peuvent se montrer sans pitié.
— Et les touristes ne comprennent rien…J’ai insisté auprès de quelques passants qui, en fait, se sont révélés être des touristes français…Les pauvres.
— En effet.
Ils pouffent ensemble dans un même rire étouffé, de bon cœur. Au plus ils essayent de se montrer discrets, au moins ils y parviennent. Ils s’arrêtent en même temps et échangent un long regard. Aucun des deux ne veut baisser les yeux en premier, comme subjugué par le regard de l’autre. Finalement, la fille s’éclaircit la gorge et sourit en faisant passer son bras au-dessus de la table afin d’amorcer une poignée de main :
— Je m’appelle Candice.
— Enchanté Candice, moi c’est Nathan.
— Oui, je le sais. Enfin, il faut dire que le fait d’avoir une voix qui porte est un élément clef pour travailler chez Starbucks.
— En effet, lâche-t-il dans un rire qui n’a rien d’extravagant. Il est juste heureux et se laisse porter par le délicieux parfum d’épices chaudes, de thé, et de café, qui s’engouffre dans ses narines tandis qu’il discute avec Candice.
Nathan se perd quelques instants dans un songe qui n’appartient qu’à lui. Il y a à peine dix minutes, il ne connaissait pas Candice. Et, à présent, il est convaincu qu’ils feront au moins un bout de chemin ensemble. Il espère même qu’il s’agit de l’amour de sa vie. Il s’imagine déjà raconter à leurs futurs enfants comment leur père a maladroitement dragué leur mère dans un Starbucks, en ce début de mois de décembre, tandis qu’elle écrivait un article sur la saison des fêtes. Il leur expliquerait comment il a eu le coup de foudre pour cette belle brune a la tête aussi bien faite que ne l’était son cœur, à quel point il fut touché d’apprendre qu’elle pensait aux autres ainsi qu’à leur tristesse là où elle n’éprouvait, quant à elle, que de la joie.
Peut-être se trompe-t-il, et il en a conscience. Mais les deux journalistes passent au moins la suite de cette après-midi pluvieuse à refaire le monde ensemble. Nathan considère qu’il est déjà très chanceux, et ce même s’il ignore si son ordinateur fonctionne toujours. Cela n’a plus la même importance pour lui. Après quoi, ils sont chassés du Starbucks. La nuit s’est installée et les lumières de la ville brillent à la surface des nids de poules engorgés. Ils se regardent, se sourient, et se prennent par la main avant de s’esclaffer sous les gouttes. Ils n’ont pas l’intention de laisser cette journée se terminer, même s’ils savent qu’elle finira par se lasser d’eux et s’échapper. Mais, pour le moment, Candice et Nathan la poursuivent jusque dans un bar, lui aussi plongé dans une ambiance jazzy. En frôlant un serveur pendant qu’ils rejoignent la table qui leur est proposée, Candice chuchote quelque chose à l’oreille d’un serveur. Nathan s’efforce à ne pas se montrer jaloux. Ils s’installent confortablement dans des sièges imposants, recouverts de velours rose foncé, et profitent de l’ambiance calfeutrée que leur offre l’endroit. Le même garçon que celui auquel Candice a parlé quelques minutes plus tôt leur apporte deux shots de whisky. Nathan comprend et esquisse un sourire. Ils passent la soirée à refaire le monde, leurs prunelles comme entremêlées. Ils refusent de se détacher l’un de l’autre.
Cinq ans plus tard, Nathan publie son tout premier roman appelé : « Double shot d’expresso, de whisky et d’amour », après avoir longuement insisté auprès de son éditeur au préalable pour le sortir le premier décembre.
— Tout de même, mon chéri, tu aurais pu me faire lire la version papier de ton livre en avant-première, non ? Je n’ai eu droit qu’au PDF ! boude-t-elle à moitié tout en faisant face au miroir de leur placard.
Elle rit tout en se débattant avec le ruban couleur perle de sa robe, qu’elle tente de nouer autour de son cou. Remarquant que la tâche s’avère plus ardue qu’elle ne l’a cru, Nathan se dirige vers Candice afin de l’aider.
— Merci mon amour.
— Tu es époustouflante ! murmure-t-il en reculant de quelques pas afin de l’admirer. Son corps est moulé dans une magnifique robe sirène aux écailles argentées. Ses lèvres, à la fois fines et bien dessinées, sont rehaussées par un gloss rose foncé. Ses yeux ne sont que peu maquillés, mais ses cils allongés par le mascara confèrent davantage de profondeur à ses yeux amoureux.
— Suis-je aussi belle qu’au premier jour ?
— Aussi difficile que cela ne puisse paraître, tu l’es encore plus. Et, dans quelques années, tu le seras davantage, car mon amour pour toi ne cesse de croire.
— Joli lapsus.
— Ah, mince…Je voulais dire que mon amour pour toi ne cessera jamais de croître et non de croire...
— Mais tu y crois, d’où ton lapsus.
— Oui, tu as certainement raison.
— Tu es trop mignon. Et ce dans tous les sens du terme. Ce costume te va à merveille. Alors, pas trop nerveux ?
— Si…Un peu.
— Je comprends pourquoi, c’est tout naturel mais tu n’as pas à avoir peur. Tout se passera très bien, tu es un auteur de génie. Tu écris de façon merveilleuse, aussi bien tes articles que tes histoires. Cette soirée de lancement est la tienne, profites-en à fond !
Candice ignore néanmoins que son compagnon n’est pas nerveux uniquement à cause de la sortie de son livre. Il place une main respectueuse et bienveillante dans le creux de ses reins, l’enjoignant à se diriger vers la porte d’entrée.
— Couvre-toi bien, il neige dehors.
— C’est toi qui dis ça ? rétorque-t-elle sur un ton amusé.
Ils entrent dans un taxi loué plusieurs semaines à l’avance. Une fois n’est pas coutume, Nathan s’est inspiré de Candice et de son incroyable sens de l’organisation. Il n’a pas vraiment eu le choix. Il désire que cette soirée soit magique, davantage pour son aimée que pour lui.
Candice, quant à elle, regarde les flocons froids danser à travers la vitre, tout en caressant le dos chaud de la main de son chéri. Elle réalise avec stupeur qu’ils se rapprochent de la sixième avenue de Manhattan, et donc du Starbucks où ils se sont rencontrés. Son cœur bat la chamade. Elle n’ose y croire. Ses soupçons s’intensifient lorsque la voiture s’arrête devant l’établissement.
— Madame, sourit Nathan en lui montrant la porte du café.
Heureuse, elle étire ses lèvres et montre ainsi à Nathan ses belles dents blanches.
— Tu n’as quand même pas fait ça pour notre anniversaire de rencontre quand même…
Nathan ne répond rien. Les amoureux ne se font pas prier pour se mettre rapidement au chaud. Ils s’installent exactement là où ils ont échangé leurs premiers mots. Nathan lui tend une imposante boîte rouge rectangulaire autour de laquelle est nouée une ficelle aux reflets étoilés.
— Bien sûr que tu seras la première à l’avoir entre les mains…, chuchote-t-il.
Emue, Candice ouvre doucement le paquet. Elle fait preuve de la même délicatesse lorsqu’elle fait tourner la couverture entre ses doigts.
A Candice, ma muse. Je te remercie de m’avoir fait penser à prendre un parapluie ce matin. J’ai dû écrire ces quelques mots bien avant que tu ne tiennes cet exemplaire, le tien, entre les mains. Mais, je suis persuadé que tu m’as rappelé la météo du jour. Tu es si prévoyante et prévenante. Je t’aime de tout mon cœur, depuis la première seconde où je t’ai rencontrée. Veux-tu m’épouser ?
Candice lève vers Nathan des yeux emplis de larmes et articule une réponse positive, sans pour autant la teindre de sa magnifique voix. Ils s’embrassent sous les yeux attendris des deux serveurs qui sont restés là rien que pour eux. Mais qu’ils ne s’inquiètent pas trop devant cette soirée qui risque de s’éterniser : Candice et Nathan rêvent de s’envirer de whisky et de discussions passionnantes au bar d’à côté, sur un air jazzy.
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