2 décembre : Les sucette à l'anis
TW mentions de pédophilie et mentions de maltraitance orales et physiques sur un enfant également, je ne sais pas pourquoi, je voulais écrire sur un sujet plus léger mais c’est ce qui m’est venu. Vous pouvez tout à faire lire la première histoire et les suivantes tout en passant celle-ci. Mais elle finit bien en tous cas :) Normalement, ce ne sera pas trop détaillé.
Annie s’ennuie. Elle regarde les gens autour d’elle. Ses yeux jouent au ping-pong en sautillant d’un passant à un autre. Petits et grands semblent faire preuve d’un engouement qui lui échappe. Certes, elle doit bien reconnaître que les marchés de Noël sont décorés avec soin. De plus, celui de Colmar, où elle déambule actuellement, mérite sans conteste sa réputation. Mais ce n’est pas son truc. Elle traîne des pieds en soupirant, les yeux rivés sur ses grosses Moon Boots, lorsque la voix d’un commerçant la tire de sa plate rêverie.
— Approchez mesdames et messieurs. Qu’attendez-vous pour découvrir votre miracle de Noël ?
Le véritable miracle de Noël serait que tu me téléportes ailleurs, mais tu ne le peux pas car les miracles n’existe pas ! songe Annie avec une amertume quelque peu étonnante pour ses dix-sept ans. Elle ne croit plus au Père Noël depuis longtemps. Sans qu’elle ne puisse le contrôler, le souvenir qu’elle tente de refouler depuis qu’elle a posé le premier orteil dans ce lieu censé être magique, éclate en elle comme une bulle de savon. Cette dernière tourbillonne dans le corps et la tête de l’adolescente. Elle s’imagine rapetissir, rentrer dans les confins de son petit être, afin d’essayer d’attraper cette sphère qui virevolte avec une joie écœurante. Malheureusement, Annie ne parvient pas à l’attraper, ni même à la percer à l’aide de son doigt. Elle se sent donc condamnée à revoir, encore et encore, les mêmes images. Celles-ci auraient pu constituer un bon film de Noël, mais ce n’est pas ainsi qu’Annie l’a perçu.
Dix ans plus tôt, dans une foule et un décor presque pareils à ceux-ci, la petite fille s’ennuyait déjà. Sa mère la tenait par la main, mais sans la regarder. Elle parlait avec son mari. Aucun des deux ne s’adressaient à la petite. Elle devait suivre le mouvement. Malgré son jeune âge, elle le comprit. Un commerçant leur demanda s’ils aimaient les marchés de ce genre. Lorsque papa et maman répondirent par la positive, celui qui tenait le stand en bois se mit à sourire de toutes ses dents et à s’agenouiller près de la petite fille.
— Tu en as de la chance, d’avoir des parents pareils ! Comment t’appelles-tu mon enfant ?
— Annie.
— Eh bien, tes parents ont bien choisi ! Tu sais pourquoi ?
La fillette fit bouger sa tête de gauche à droite pour signifier une réponse négative sans devoir prononcer le moindre mot. Cet homme la terrifiait. Ses parents la poussèrent dans son dos lorsqu’elle recula.
— Voyons, ne sois pas impolie.
— Annie, ça rime avec jolie ! Et tu es une très belle petite fille…Tu veux une sucette ?
Annie aurait tué père et mère pour une sucette, mais pas si la confiserie avait dû venir de cet homme-là. Son instinct lui souffla de s’enfuir. Mais, voyant ses parents, ses référents, ne montrer aucune méfiance envers cet inconnu, et ne voulant pas non plus les décevoir, elle se mit à penser qu’elle se trompait, qu’elle était une mauvaise fillette. Or, elle ne voulait pas en être une. Alors, elle s’approcha, s’empara d’une sucette sur le plateau argenté que lui tendait l’inconnu, et elle la fourra dans sa bouche. Au moment où elle referma sa petite bouche autour du bâtonnet, le regard de l’homme la paralysa. Elle manquait de clefs pour comprendre, analyser sa terreur. Le sentiment de malaise qu’elle éprouva grandit davantage en elle. Tout semblait passer au ralentit.
— Elles sont à l’anis…
— Oh, comme c’est ingénieux de votre part ! Vous avez choisi la sucette à lui donner en fonction de son prénom.
— Annie aime les sucetteuh, les sucetteuh à l’aniiis ! chanta l’homme d’une voix grave.
Prise de nausées, la fillette recracha la sucrerie. Sa mère se fâcha et resserra sa poigne autour de la petite main qu’elle tenait.
— Dis pardon au monsieur !
— Pa…Pardon ! sanglota-t-elle. Mais je n’aime pas l’anis…C’est amer…
— Mais quelle comédienne ! Et dire qu’on se rend chaque année dans ce genre d’endroits pour te faire plaisir et t’acheter des cadeaux, des sucreries…Si c’est comme ça, on ne reviendra plus.
— Mais non maman, c’est le Père Noël qui m’achète mes cadeaux. Ou qui les fabrique…Chais pas !
— Non, il est tant que tu grandisses ! Le Père Noël n’existe pas.
La fillette se noya dans un torrent de sanglots. La paume cuisante de son père atterrit avec froideur sur sa petite joue rebondie.
— Force est de constater qu’on ne se rendait pas aux marchés de Noël pour me faire plaisir mais pour faire plaisir à des vieux qui veulent agrandir leurs collections de petits objets trop moches…, grommelle l’adolescente qui se raccroche à ce qu’elle peut de tangible. Elle veut fuir la réalité ennuyeuse, mais le monde de ses rêves, ou de ses cauchemars, la ramène à un carrousel effrayant.
La jeune fille admire malgré tout quelques maisons à colombages. Ses parents marchent main dans la main, quelques mètres devant elle. Annie fait exprès de ralentir afin de rallonger la distance qui la sépare de ses géniteurs. Elle aurait bien aimé sortir son téléphone de sa poche, comme tous les autres adolescents blasés qu’elle aperçoit, mais son père a pris soin de le lui confisquer « pour qu’elle profite de ce moment en famille ».
Tout à coup, une voix masculine et gutturale teinte son ennui d’effroi. Dans son dos, un refrain qu’elle ne connaît que trop bien semble n’être chanté que pour elle :
« Annie aime les sucetteuh, les sucetteuh à l’anis ! »
Son sang ne fait qu’un tour en elle avant de se figer, gelé. Elle n’est plus capable d’avancer. Elle se retourne. Un confiseur tend une sucette à une petite fille. Il ne regarde pas l’adolescente. Elle reconnaît pourtant son visage. Elle sait qu’elle doit rapidement se retourner, tracer sa route, mais elle n’y parvient pas. Tout à coup, quelqu’un lui rentre dedans.
— Tu pouvais pas faire attention ? explose la jeune fille en faisant involontairement voler ses cheveux blond cendré mi-longs autour d’elle. Le garçon inattentif qui est entré en collision avec le dos d'Annie fixait visiblement son portable. Lui, au moins, a de la chance.
— Je suis désolé…
Elle ne s’attendait pas à des excuses. Elle aurait pu s’imaginer, au mieux être ignorée, au pire être disputée. Sonnée, davantage par la gentillesse de l’adolescent que par sa petite bousculade, elle en oublie carrément cette horrible chanson. Elle provoque en elle un déclic un peu étrange. Elle sourit.
— C'est rien. En fait, je dois te dire merci !
Elle ne se sent plus anesthésiée. Elle a mal. Mais elle décide d’embrasser cette douleur. Elle s’interpose entre le marchand et sa jeune cliente.
— Vous n’avez pas à chanter cette horrible chanson tout en donnant une sucette à une fillette, espèce de gros pervers.
— Ces yeux verts…Bon dieu, mais tu es Annie ! Tu as bien grandi…Au moins, avec toi, la chanson collait bien…
— J’avais peur quand vous l’avez chantée. Evidemment, à sept ans, je ne pouvais pas comprendre pourquoi. Mais aujourd’hui je sais. Vous étiez malsain. Et, aujourd’hui, j’espère que vous n’étiez que ça.
— Ma petite, le marché a vérifié mon casier, et tes accusations calomnieuses vont faire fuir mes clients. Tais-toi tout de suite !
— Annie, qu’est-ce que tu fais ? Tu te donnes encore en spectacle, hein ? se fâche sa mère en revenant sur ses pas.
— Oh, bonjour monsieur ! le salue son mari.
— Mais vous êtes tarés, toi et papa !
— Alors là…
Sa génitrice lève la main mais sa fille l’arrête en lui interceptant le bras en plein vol.
— Je ne suis plus une enfant apeurée, maman ! Je suis une adulte !
— Mais…Je…
— Lâche ta mère tout de suite ! la prévient son père.
— Ou sinon quoi ? J’ai mon anniversaire dans trois jours. Je ne rentre pas avec vous ce soir. Ni à l’hôtel ni à la maison. En fait, je me casse ! Dès maintenant !
— Dois-je te rappeller que tu es encore mineure ?
— Pour trois jours seulement. La police ne me recherchera pas, pas au-delà. J’ai droit de disparaître de mon propre chef. Et de porter plainte contre vous ensuite si vous me faites quoi que ce soit.
— Vas-y, fais ce que tu veux de ta vie ma grande ! De toute façon, on était bien mieux sans toi.
— Tu as eu de la chance d’avoir des parents, souligne l’homme qui lui sert de père.
— Peut-être, mais je ne devrais pas être étonnée lorsque quelqu’un me traite avec gentillesse. Je la mérite. Je préfère être à la rue mais sans vous qu’avec vous.
Profitant de cet élan, Annie court à perdre haleine afin de distancer les êtres qu'elle exêcre le plus au monde, non pas en restant derrière eux mais, cette fois, elle les devance. Elle regarde par-dessus son épaule et constate, avec soulagement, qu’ils ne l’ont pas suivie. Néanmoins, un bruit d’essoufflement se fait tout de même entendre derrière elle, ainsi que des bruits de pieds qui terminent une course en trébuchant presque contre les pavés.
— Annie, c’est ça ?
— Tu es…
— Je m’appelle Joël. J’ai entendu ton histoire…
— Mon dieu ! J’ai dû en traumatiser, des gens…Et des enfants…Tout est de ma faute.
— En réalité, je te trouve très courageuse.
— C’est toi, qui m’as donné ce courage.
— C’est…C’est très gentil mais je n’ai fait que m’excuser parce que je t’ai rentré dedans…C’est la moindre des choses.
Annie observe Joël. Le soleil froid d’hiver joue sur ses cheveux châtain clair et passe dans ses yeux bleus. Elle ne saurait dire si son impression, son instinct, vient de l’expression du jeune homme, ou de la forme de son visage, mais elle trouve son aura si douce et chaleureuse qu’elle a envie de se blottir contre lui comme si elle se blottissait dans une grosse barbe à papa.
— Tes parents avaient l’air d’être vraiment fous. Ce type aussi. Tu devrais en parler à la sécurité.
— J’ai bien trop peur pour ça. Et si ces gars me ramènent à mes parents ?
Joël s’approche doucement d’elle et lui tend la main. Il lui laisse le choix. Elle réfléchit quelques secondes avant de s’en saisir.
— Je viens avec toi. J’ai déjà prévenu mes parents dans un petit texto…Ils nous protègeront. En tous cas, moi, je te protègerai. Et je m’assurerai que tu sois toujours traitée avec la gentillesse que tu mérites.
Vingt années s’écoulent en un rien de temps. Que le temps passe vite lorsque l’on est correctement aimés. Annie ne s’appelle plus Annie mais Alice. Elle a changé de nom et de vie depuis sa rencontre avec ce jeune garçon. Tandis qu’elle marche à côté de son mari, elle remarque qu’il est toujours physiquement et mentalement le même, malgré sa barbe poivre et sel. Elle n’est plus retournée à Colmar, encore moins au marché de Noël, depuis qu’elle s’est libérée de l’emprise de ceux qui n’ont eu de mérite que celui de la mettre au monde. Ses oreilles guettent, mais elles ne perçoivent que des rires et de la joie. En tous les cas, ce mauvais fan de Gainsbourg a disparu. Alice caresse son ventre tendu et se promet qu’aucun homme ne pourra jamais faire du mal à son enfant sans la vaincre d’abord.
— A quoi songes-tu, ma chérie ?
— Que si un prédateur devait menacer notre petit, même lorsqu’il sera adulte en fait, je le protègerais.
— On le protègera ensemble. On ne pourra pas toujours tout éviter, mais on sera présents. Du moins je l’espère.
Alice envoie valser ses peurs. Elle sait qu’elle ne sera pas parfaite, mais elle espère faire mieux que ses propres concepteurs. Néanmoins, elle est persuadée que, eux aussi, sont convaincus d’avoir bien fait. Et c’était peut-être là leur première erreur.
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