Sur l'Océan Indien

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Au même moment, il est midi dans l’Océan Indien. L’étrave d’un paquebot ourlée d’une écume bouillonnante ouvre une échancrure rectiligne dans le lourd mouvement infini de la mer. Revêtu d’une coque immaculée, le navire file droit vers le sud-ouest, sans aucune terre à l’horizon. Dans la profondeur de ses entrailles, son imposante salle des machines résonne du halètement tonnant et cadencé d’un impressionnant colosse mécanique de six mètres de haut. Ses bras articulés pivotent à un régime endiablé, transférant leur puissance de vingt mille chevaux aux hélices tourbillonnantes qui propulsent en avant les vingt-deux mille cinq cents tonnes du navire. C’est le Strathnaver, un des fleurons de la P&O, la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company, en bref, la Péninsulaire et Orientale.

Le Strathnaver faisait partie de ces navires britanniques qui se distinguaient par leur nom quasi imprononçable pour les Français. Mais à vrai dire, rares étaient-ils à emprunter cette ligne maritime qui reliait la bonne vieille Angleterre, depuis Tilbury dans l’Essex, à ses lointaines colonies d’Extrême-Orient. Debout sur le pont promenade, un vieil homme, dans les soixante-dix ans, humait la brise marine à pleins poumons. Coiffé d’un Panama, les mains sur la rampe en bois du bastingage, il tendait l’oreille pour écouter le clapotis régulier des vagues qui battaient la proue du navire lancé à la vitesse de croisière de vingt nœuds.

De grande stature, le teint hâlé, le visage encore jeune pour son âge, Moshe avait embarqué quelques jours plus tôt à Bombay sur le littoral indien. « Le Strathnaver, lui avait expliqué le capitaine, est le premier de nos cinq sisterships de la classe ‘’Strath’’ à avoir sa coque récemment repeinte en blanc et à arborer une couleur chamois sur ses cheminées au lieu du noir habituel. C’est tout de même plus attrayant, vous ne trouvez pas ? Les gens de la P&O ont voulu renouveler la garde-robe de leur flotte commerciale. Ils ont aussi décidé de moderniser l’intérieur de nos navires pour contrer la concurrence. ''Un bon client est un client qui revient'' dit l’adage. Nos passagers deviennent de plus en plus exigeants et nous ne voudrions pas perdre les amoureux des longues croisières d'hiver. Après Brisbane en Australie, Colombo à Ceylan, et Bombay, nous franchirons la mer Rouge et le canal de Suez, puis ce sera Istanbul, Marseille et enfin la mère patrie. Presque deux mois en mer mais vous ne resterez que deux semaines pami nous. »

  • Nous arriverons quand à Istanbul ? demanda Moshe.
  • Le 20 mars, s’il n’y a pas de tempête.

Un des moments qu’appréciait le plus le vieux passager dans ses voyages en mer, c’était le point du jour, lorsque la nuit lâche son emprise sur le monde et laisse s’épandre à leur gré les premières lueurs de l’aube. Il quittait alors chaque matin sa cabine et montait avant l'aube sur le pont désert. Le vieil homme n’avait jamais eu besoin de dormir beaucoup et l'aurore le voyait gai comme un enfant à l'idée de rejeter sa couverture pour s'extirper de son sommeil trop long. Face à la mer, il était aux premières loges de l’éclosion du jour, et chaque matin il en ressentait une émotion saisissante tandis que la brise marine lui fouettait le visage.

C’était alors devant lui un lent flamboiement, une féérie de teintes mauves et turquoise qui habillait le ciel d’une parure romantique. De larges écharpes de soie opalescentes s’étiraient dans l’azur tandis qu’ici et là, de légers nuages immobiles reflétaient les premières flammes du soleil levant avant de s’évaporer sous l’embrasement. L’astre enflait peu à peu, devenait incandescent, puis aveuglant. Alors Moshe se retournait pour se précipiter dans la coursive transversale. Il ne voulait pas manquer l’autre spectacle qui se déroulait à tribord, à l’autre bout du ciel. Là-bas, la nuit reculait déjà devant l’invasion solaire, abandonnant peu à peu ses étoiles qui finissaient par s’éteindre, solitaires, les unes après les autres. Pâlissant sous l’incendie naissant, le croissant de lune ciselé d’or agonisait à son tour, laissant un blanc laiteux à peine visible qui s’évanouissait dans la profondeur du ciel. À bâbord, se levait un empire ; à tribord s’achevait un règne qui n'avait été qu’éphémère. Ainsi Moshe contemplait-il en mer la procession des jours.

Devant cette scène au cycle immuable, il avait l’impression d’écrire seul un cantique, celui de la création du monde. N’est-ce pas ainsi que naissaient et disparaissaient les saisons, les siècles, la vie des peuples et des civilisations ? Il avait sous les yeux le témoignage de la loi universelle de la nature. Au début, le chaos d’où surgit l’éclosion primordiale qui monte en puissance, atteint l’équilibre où s’opposent les contraires d’égale intensité. Puis le pendule amorce son déclin, lent ou rapide, aboutissant à l’extinction et enfin à la mort, redoutée ou attendue, laquelle donnera lieu, dans la gestation de la nuit, à une nouvelle naissance, un nouvel espoir. Dans ce cycle éternellement recommencé résidait sans doute une des plus grandes énigmes de l’existence. Il s’appliquait au destin de toute chose, vivante ou inanimée, minuscule ou gigantesque, tels la vie d’un papillon, le destin d’une œuvre d’art, la course d’un météore dans le cosmos, l’existence d’un rocher ou la vie d’un songe ou d'une galaxie. Le vieux passager avait découvert cette loi longtemps auparavant, lorsqu'il s'était fait traduire, dans un monastère tibétain, les textes parmi les plus anciens de l’Inde, les Védas. Il en avait tiré une compréhension supérieure de la vie.

Grand voyageur devant l’Éternel, Moshe avait fait du monde son bureau, de la nature son laboratoire. D’une curiosité insatiable, cet extraordinaire éveilleur d’esprit poursuivait depuis l’adolescence une quête qui l’avait emmené aux quatre coins de la planète et mis en contact avec des peuplades aussi différentes que les chamans de Sibérie ou les Jivaros d’Amazonie. Cherchant à comprendre les causes de la disparition des anciennes civilisations, il avait passé sa vie à parcourir ainsi le globe en étudiant un grand nombre de tribus méconnues et de sites archéologiques. Il consacrait désormais sa vie à promouvoir la paix en sensibilisant les savants et les penseurs du monde avec qui il entretenait une correspondance régulière.

Face à l'immensité océane, ses yeux bleus pénétrants dérivaient dans des souvenirs. Ils revoyaient les deux semaines qu’il venait de passer en Inde. De la poche-poitrine de sa veste, le voyageur sortit un Cheroot habillé d'une robe en feuille de bananier, tourna le dos à la brise, en ôta une extrémité à l’aide de son coupe-cigare, s’arcbouta contre le vent et l’alluma avec son Zippo, abritant d’une main sûre la flamme tremblotante. En aspirant une première bouffée, il se mit à revivre mentalement les scènes qu’il avait vécues, le sourire aux lèvres.

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