Chapitre 3.1 - La banque
March trouva une auberge dans une rue tranquille de la Ville-Basse. Il entra et fut accueilli par une lumière tamisée et le fumet d’une soupe au poisson.
Le lieu était modeste, mais propre en comparaison de la plupart des établissements des alentours. Une dizaine de visiteurs étaient installés dans la salle principale. Un homme carré d’épaules servait des pintes de cervoise derrière le bar. Il les posa sur une planche de bois qu’une jeune femme ramassa pour aller servir une des tables. March alla directement au bar pour s’adresser à l’aubergiste, qui jusqu’ici ne l’avait même pas regardé une seule fois. Il posa sa dernière pièce de bronze sur le bar.
— Est-ce que vous m’offrirez un repas chaud pour ce prix ?
Le gérant observa la monnaie puis il l’empoigna pour l’ajouter à la bourse qu’il portait à la ceinture.
— À ce prix-là, je te servirais aussi une pinte, étranger.
— J’apprécie le geste, mais je préfère éviter l’alcool.
— Un lait de chèvre dans ce cas ?
— Avec plaisir.
L’aubergiste pointa la table la plus proche du bar et March s’y installa. Au contraire du gérant qui semblait indifférent à sa présence, le reste des visiteurs ne manquèrent pas de le dévisager. Il s’assit à la table et la jeune serveuse lui apporta une bouillabaisse fumante et une pinte de lait de chèvre tiède. March saliva. Il avait passé les dernières semaines à se nourrir de biscuit du marin, le seul mets concevable sur le bateau. Il commença à manger immédiatement, le bouillon chaud coulant sur son menton.
— Eh bin mon vieux, vous aviez faim ! dit la jeune femme encore plantée devant lui.
Il posa le large bol et la regarda. Elle devait avoir une vingtaine d’années. Ses cheveux bouclés et son nez droit rappelèrent à March les traits du visage de l’aubergiste. Elle était belle malgré l’ancienne cicatrice qui traversait sa joue gauche.
— Désolé, vous… vous êtes la fille de l’aubergiste ?
— Héhé, toi t’as l’œil, hein ? En effet mon vieux. J’espère que le paternel t’a bien accueilli !
March lui sourit.
— Oui. Merci pour le repas, c’est délicieux.
— C’est la r’cette de ‘man. La seule bonne chose qu’elle nous ait laissée.
La porte de l’auberge s’ouvrit et trois miliciens entrèrent. March reconnut immédiatement leur appartenance aux uniformes disparates qu’ils endossaient. Le soldat en tête de file portait un plastron de cuivre, la seule véritable pièce d’armure visible dans la pièce. Sur sa tête, un tricorne à la pointe rongée par les mites jurait avec le reste de sa tenue. Les deux autres ne valaient guère mieux et présentaient un assortiment tout aussi incongru. Si ce n’était pour l’emblème des Sienna cousu sur leurs épaules, on aurait pensé que ce trio de coupe-gorges sortait tout droit d’une bande de brigands.
Leurs armes étaient tout aussi hétéroclites : une vieille épée pour le premier, une hache pour le second et une dague pour le troisième. Malgré leur apparence désordonnée, March reconnut dans la posture du chef de file une expérience militaire. Malgré la pauvre qualité de son arme, il l’entretenait avec soin et portait son fourreau de telle sorte qu’il ne gêne pas ses mouvements. Bien qu’il essayait de le cacher, il boitait légèrement de la jambe droite, d’une blessure sûrement causée pendant la guerre. March aurait parié qu’il avait devant lui un déserteur ayant trouvé une place dans la milice des Sienna.
L’ambiance changea lorsque le trio s’approcha du bar, scrutant tous les visages dans l’auberge. Des badauds assis à la table la plus proche de l’entrée sortirent immédiatement. À en juger par leurs visages, les autres contemplaient la même idée.
Le chef du groupe s’accouda au bar et ses camarades l’imitèrent.
— Trois zervoises, auberziste ! cria l’homme à la hache.
L’aubergiste leur servit les boissons et ne demanda aucun payement en retour.
— Pourquoi la jolie demoiselle ne nous sert-elle pas, hein ? demanda celui à l’épée. Nous ne sommes pas d’assez bonne qualité pour votre établissement, aubergiste ?
Le propriétaire de l’établissement suait à grosses gouttes.
— Pardonnez-moi, messieurs ! Je pensais pouvoir vous servir moi-même, après tout… vous êtes au bar.
En un éclair, la serveuse passa de l’autre côté du bar, ramassa les cervoises sur son plateau et repassa en salle.
— Pas d’inquiétude ‘pa, je vais servir nos amis miliciens.
Elle s’approcha d’eux et leur mit chacun une pinte dans les mains. Alors qu’elle s’éloignait, le chef de la bande lui attrapa le poignet pour la retenir.
— Pas si vite ma mignonne. Qu’est-ce que tu dirais de nous accompagner mes amis et moi ? Notre rotation se termine et on pensait s’amuser un peu sur l’Allée des Mineurs. Ça te tente ?
Il lui sourit et afficha au grand jour ses dents noires à moitié rongées. Malgré la forte odeur de bouillabaisse de l’auberge et la distance, March sentit les effluves pestilentiels s’échapper de sa bouche.
— Non merci, j’ai du travail, dit la serveuse en essayant de s’extirper de la poigne du milicien.
Derrière eux, l’aubergiste bouillait de rage, mais ne fit rien pour aider sa fille.
— Lâchez-moi ! cria la jeune femme.
Les miliciens ricanèrent, tout en continuant de serrer son bras. March bondit de sa chaise.
— Lâchez-la, dit-il d’une voix calme, mais imposante.
Le sourire mesquin du milicien s’effaça en un instant et une grimace de colère le remplaça.
— Qu’est-ce que t’as dit, vaurien ?
— Je vous ai dit de la lâcher. Vous lui faites mal.
— Toutes mes excuses, dit l’aubergiste en passant en salle. C’est… c’est un étranger, il ne sait pas ce qu’il dit. Voulez-vous une autre cervoise, messieurs les miliciens ? C’est la maison qui paye !
Le milicien lâcha le bras de la serveuse et la poussa vers March qui la rattrapa avant qu’elle ne tombe au sol. La main de la jeune fille s’emmêla dans sa chemise et la clef dorée passa par-dessus le tissu, à la vue de tous. Le chef des miliciens se figea puis l’aubergiste vint relever sa fille.
— S’il vous plait, partez, étranger ! murmura l’aubergiste à March. Vous ne faites qu’aggraver les choses.
La réplique heurta March qui souhaitait simplement aider, mais il comprit aussi son erreur. Les tripots de la Ville-Basse attiraient les truands comme la peste et au lieu de s’engager dans une poursuite interminable, les Sienna avaient eux-mêmes engagé les pires voyous dans leur milice. En échange du pouvoir qui leur était attribué — et bien souvent abusé —, ils ne s’opposaient pas au contrôle des jeux et des maisons closes par les Sienna. Une idée vivement critiquée par les Holstein, mais qui avait un certain succès, malgré la corruption rampante dans la milice.
March se rendit compte que sa clef était visible et la repassa sous sa chemise. Il baissa la tête et passa devant les miliciens pour quitter l’auberge. À sa grande surprise, le chef de la bande retint l’homme à la hache qui voulait bloquer le passage à March.
— Laisse-le sortir, Grog.
March passa la porte et bifurqua immédiatement à gauche, vers les ruelles menant à la Ville-Haute.
Il pensait avoir évité le pire lorsqu’il vit l’homme à la hache au bout de la rue devant lui. Il portait son arme à la main.
March se tourna pour faire demi-tour, mais les deux autres miliciens bloquaient l’autre extrémité de la rue.
— Hey l’ami, on s’est perdu ? cria le milicien à l’épée.
Les deux autres ricanèrent en s’approchant de March, leurs armes déjà sorties de leurs fourreaux. March était pris au piège, désarmé et en infériorité numérique. Sa respiration s’accéléra, son cœur s’emballa dans sa poitrine et une vague de froid lui parcourut l’échine. Son corps l’alertait du danger imminent, comme l’instinct d’un animal acculé. Sa vision se voila, puis il vit son passé.
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