Interlude 5 - L’Inquisiteur (3ème partie)
Léon de Tassigny était une délicieuse énigme que Lecca dégustait avec avidité. Les informations à son sujet étaient minces. Mis à part le fait qu’il était commerçant de vin et vivait à Caetobria, l’homme semblait être un fantôme. On le voyait rarement dans les évènements publics et il préférait envoyer ses serviteurs s’occuper de ses clients.
Une énigme, donc. Mais une énigme qui commençait à se dévoiler.
Cacher un assassin sous les traits d’un nobliau était un subterfuge des plus exquis, un louvoiement qui avait dû prendre des années… non ! des décennies de préparation !
Mais alors… Pourquoi ? Pourquoi tant d’efforts, pour si peu de résultat ? L’assassinat échoué du roi était-il la culmination d’un plan ayant perduré toute une époque ? Ou un malheureux incident, une erreur, une irrégularité dans une machination de longue haleine ?
Beaucoup de questions, trop de questions qui perçaient les pensées de Lecca alors qu’il se rendait vers la demeure du nobliau-assassin.
Et quelle surprise de la trouver en flammes, entourée des habitants du quartier, déjà organisés en chaine humaine pour arrêter l’incendie. Et quel feu ! La rapidité à laquelle il dévorait la charpente déjà mise à mal semblait… anormale. Fort heureusement, il n’y avait pas d’habitations mitoyennes, sinon c’est la ville tout entière qui aurait fini sous les cendres.
Une troupe de gardes royaux accourait dans une rue adjacente. La villa n’offrirait aucune réponse vu son état, alors Lecca décida de les suivre.
Lui et ses deux Exécuteurs débouchèrent sur une rue cernée par une vingtaine de gardes royaux en armure et quelques soldats de patrouille.
— Par ordre du Roi, vous êtes en état d’arrestation, criait le capitaine vers une étable qui lui faisait face. Refusez de coopérer et j’enverrais mes hommes vous chercher.
C’était une grande étable, pouvant accueillir au moins une vingtaine de bêtes devant appartenir aux nobles du quartier.
— Capitaine ! appela Lecca. Qu’avons-nous là ?
Le capitaine se retourna, l’air mauvais.
— Ah ! Un inquisiteur ! J’aurais dû me douter que la fine crème du Mysterium viendrait me voler la gloire. L’homme responsable de l’attaque contre le roi se cache dans cette étable, en compagnie d’une femme qu’il a surement kidnappée, si vous voulez mon avis.
Lecca pouvait-il avoir une telle chance ? Il avait cru arriver trop tard en voyant la villa partir en fumée, mais si le capitaine disait vrai, Léon de Tassigny se trouvait à seulement quelques mètres de lui.
— Vous en êtes certains, capitaine ? C’est bien lui ?
— Pas de doute, il a fui en voyant deux gardes qui patrouillaient le quartier. Ils disent l’avoir vu quitter une demeure en flamme. Le saligaud n’est pas seulement un meurtrier, c’est un incendiaire !
Lecca en doutait, mais partager ses pensées avec le capitaine aurait été futile.
— Je ne vais pas me laisser faire, Inquisiteur !
Il prononça le dernier mot comme une insulte.
— Cette victoire est celle de la garde royale, je compte bien amener ce mécréant moi-même devant le Roi !
Et en profiter pour récolter la récompense qu’il a promise, à n’en pas douter.
— Je n’ai aucune intention de nuire à votre plan, capitaine. L’assassin finira dans les geôles du Mysterium tôt ou tard, la façon dont il y arrive m’importe peu. Procédez donc !
La capitaine grogna et se tourna de nouveau vers l’étable.
Lecca fit signe à ses deux Exécuteurs de se préparer. Ils sortirent tous les trois les arbalètes fixées à leur monture. Les armes de jet étaient déjà chargées d’un carreau qu’ils avaient pris soin d’imprégner de poison. Le mélange n’était pas mortel — après tout Lecca voulait poser des questions à l’assassin — mais provoquait des hallucinations révélant souvent des vérités inavouées. Le poison était un des nombreux outils dont se servait Lecca dans son métier.
— Je compte jusqu’à trois, cria le capitaine. Si vous n’êtes pas sorti à trois, j’envoie mes hommes vous déloger !
Lecca soupira. Pourquoi tant de mise en scène ? Qu’il envoie ses hommes une bonne fois pour toutes.
— Trois…
Les armures cliquetèrent sous l’agitation des gardes prêts à en découdre.
— Deux…
Du bruit en provenance de l’étable. Des chevaux qui hennissaient, percevant peut-être eux aussi le grabuge qui s’annonçait.
— Un…
Une brise s’échappa de l’étable. Un garde éternua.
— Nom d’un mage, allez me chercher cette vermine ! hurla le capitaine à ses hommes.
Une rafale de vent chargée de poussière frappa les gardes avant qu’ils ne puissent faire un geste. La troupe se couvrit les yeux, aveuglés par les débris de foin et de purin s’échappant de l’étable.
Un cheval s’échappa du bâtiment au galop. L’animal était en panique et une fois dans la rue, continua sa course folle en piétinant un garde sur son passage.
— Qu’est-ce que… s’étonna le capitaine.
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un second cheval se lança lui aussi dans la ruelle. Cette fois, les gardes ne se laissèrent pas surprendre. Ils se collèrent contre les murs de l’allée pour laisse passer l’animal.
Un troisième destrier fit irruption, puis un autre, puis… les sabots grondèrent sur le pavé quand une quinzaine de bêtes presque folle jaillirent des entrailles de l’étable telle une charge de cavalerie. Ils ne firent qu’une bouchée des soldats coincés entre les murs étroits de la ruelle.
Lecca dut calmer sa propre monture, envenimée par la terreur de ses congénères. Le capitaine hurlait des ordres que personne n’écoutait alors que la harde de chevaux s’éloignait déjà. C’est à ce moment que Lecca vit les deux cavaliers chevaucher un animal en plein milieu du groupe.
— Ils s’échappent, cria Lecca à ses hommes de main. Suivez-moi !
Il lança son cheval à la suite du troupeau, ne manquant pas de piétiner un soldat déjà en piteux état.
Les chevaux déferlaient telle une marée incontrôlable, précédée par les cris de panique des habitants piégés sur leur chemin.
Redaell et Zera chevauchaient à ses côtés. Zera peinait déjà à suivre, c’était un piteux cavalier et vu son gabarit de géant, Lecca plaignait l’animal qui dut le supporter.
Devant eux, l’assassin leur tournait le dos, assis à califourchon derrière une femme aux cheveux noirs. Il se tourna vers lui et Lecca reconnut la ressemblance avec les croquis faits par le roi.
Le troupeau déboucha bientôt sur une large allée et commença à réduire son allure, puis à se scinder en deux groupes empruntant des rues différentes.
Lecca fit signe à Zerra d’utiliser son arbalète. Il fit feu et son carreau alla se planter droit dans la cuisse d’un cheval qui s’effondra, laissant le flanc de l’assassin à découvert.
L’assassin détourna sa monture vers une rue adjacente, espérant surement semer ses poursuivants, mais Lecca ne comptait pas lâcher sa proie si facilement.
Devant eux, la ruelle se terminait par un grand échafaudage monté sur la façade d’un bâtiment en rénovation. Une vraie aubaine.
— C’est un cul-de-sac ! cria Lecca. On le tient !
Pourtant l’animal devant eux ne semblait pas ralentir et fonçait droit sur la construction de bois.
Puis naturellement, il prit la seule voie qui s’offrait à lui et grimpa sur la rampe menant au toit. Le chemin était étroit, mais l’animal était agile. Lecca et les autres l’imitèrent.
La scène paraissait comique, comme un spectacle de saltimbanque faisant sa démonstration en pleine rue.
Lorsqu’ils rejoignirent les toits de Ceatobria, l’assassin avait déjà pris de l’avance et sa monture bondit sur un bâtiment adjacent. Dans ce quartier, les toits plats offraient un terrain propice à l’échappatoire — si les structures parvenaient à maintenir le poids d’un cheval, bien entendu.
La ruse de l’assassin avait toutefois un défaut : il était à découvert et faisait une cible facile. Redaell accéléra le pas — aussi à l’aise sur un cheval qu’à une table de jeu — et pointa son arme vers les fuyards. Le carreau fila en sifflant. Il aurait atteint sa cible si l’assassin n’avait pas déporté sa monture au dernier moment.
Redaell ne s’avoua pas vaincu pour autant. Il dégaina son épée et fonça sur sa cible, son destrier bondissant d’un toit à l’autre avec grâce.
Le hardi allait réussir à arrêter l’assassin ! Il s’apprêta à frapper, visant le flanc pour ne pas tuer. Sa lame tomba… et rencontra la lame d’un cimeterre tenu par l’assassin. Lecca aurait juré ne pas avoir vu d’où provenait l’arme.
L’assassin surprit Redaell qui en perdit son épée. Puis d’un coup de pied bien placé, il fit chuter Redaell qui alla s’écraser au bord d’un toit.
Redaell était hors-jeux, Zerra était hors de portée, trop encombrant pour que sa monture saute ne serait-ce qu’un toit. Il ne restait plus que Lecca. Le dernier carreau devait faire mouche.
Il regarda au loin et comprit que le moment propice arrivait. La course poursuite avait trop durée, ils s’approchaient du marché, où les toits étaient bien plus distants et impossibles à enjamber, même pour le plus puissant des étalons.
Lecca avait gagné. Il pointa son arme sur le dos de l’assassin fonçant vers un mort certaine. Cet imbécile n’avait-il pas vu le gouffre les séparant du prochain bâtiment ?
Seulement quelques mètres les séparaient maintenant du bord du toit et le cheval comprit à son tour qu’il ne pourrait sauter si loin.
L’animal freina abruptement, ses sabots dérapèrent sur les tuiles glissantes. Lecca tira et le carreau fonça en ligne droite pour se planter dans l’épaule de l’assassin.
Le geste soudain du cheval envoya l’assassin et la jeune femme dans les airs. Lecca allait devoir ramasser les morceaux et expliquer au Haut-Mysteriarch pourquoi sa cible était en bouillit…
Mais contre toute attente, les deux fugitifs ne tombèrent pas. L’assassin tenait sa compagne d’un bras et de l’autre, fit jaillir une bourrasque qui les emmena jusqu’à la prochaine toiture.
Lecca arrêta sa monture au bord du précipice. Lui n’avait pas le luxe de pouvoir voler.
De l’autre côté, l’assassin se releva tant bien que mal, déjà victime des effets du poison. La jeune femme le prit sous l’épaule et l’emmena. Lecca n’avait nulle part où les suivre, coincé sur une toiture n’offrant aucune issue.
Il avait sous estimé son opposant qu’il croyait être un charlatan se faisant passer pour un Mage. Il ne referait pas la même erreur deux fois.
Annotations
Versions