Chapitre 8.1 - Le refuge
March et Saira parcoururent les routes d’Algrava en direction de la Bourgonnie pendant plusieurs jours. Entourée des royaumes d’Algrava, Urraca et Reginia, la Bourgonnie était le plus petit des royaumes d’Aviz et avait souvent connu la guerre. Lorsque les autres couronnes ne se disputaient pas directement son territoire, la Bourgonnie servait de zone de transit pour les troupes étrangères, qui par leurs déplacements ravageait autant le paysage qu’une guerre.
Mais à force de soumission, la Bourgonnie avait fini par trouver son point fort : la diplomatie. Par un savant jeu de mariages et d’alliances, la Bourgonnie s’était assuré un statut d’intouchable. La moindre offense à l’un des nombreux barons régissant son territoire était synonyme de guerre assurée pour les autres royaumes, qui se gardaient désormais de courroucer le petit royaume.
Depuis trois générations, la Bourgonnie avait connu un développement fulgurant, en particulier comme capitale culturelle d’Aviz.
On disait que le vin de la Bourgonnie n’y était pas étranger, qu’il serait une source d’inspiration pour les nombreux artistes s’installant dans le royaume. March connaissait tous ses détails comme s’il les avait appris par cœur.
Il en connaissait beaucoup d’autres au sujet de la Bourgonnie, comme le fait que les vallées qui entouraient le Regil — le fleuve le plus long d’Aviz — offraient l’inclination parfaite à l’agriculture du raisin. Il se rappelait aussi des détails de la carte du territoire ou du nom de certaines rues de ses villes principales.
Toutefois, il ne savait pas où Saira les menait. Ils avaient d’abord acheté un cheval à la sortie de Ceatobria pour quitter le territoire au plus vite. Saira lui avait demandé de lui faire confiance et il l’avait fait. Elle avait des amies qui leur offriraient un refuge, s’en était assez pour March qui avait bien besoin de repos lui aussi.
La blessure à son épaule avait rapidement guéri et à la grande surprise de Saira, elle ne laissait même pas de cicatrice.
March ne pouvait s’empêcher de penser au livre que lui avait offert Gomero, Histoire courte du peuple d’Heimur. Dans l’ouvrage, les Saint-Mages étaient décrits comme des êtres supérieurs, pouvant vivre des siècles durant. March était-il si âgé ? Il savait au fond de lui qu’il n’était pas aussi jeune que son apparence laissait penser. Il en savait trop sur le monde pour une seule vie. Et il était presque sûr d’avoir parcouru le monde à de multiples reprises. Il n’y avait pas que les détails historiques qu’il connaissait. Les paysages qu’il traversait lui semblaient familiers, comme s’il les avait déjà vus à de nombreuses reprises.
Ils passèrent la frontière entre Algrava et la Bourgonnie sans problème, la nouvelle de la mort du roi n’étant pas encore arrivée jusqu’ici. Après une journée de marche sur les voies du nouveau royaume, Saira leur fit parcourir des chemins secondaires, traversants même une forêt par des petits sentiers presque invisibles. Elle connaissait bien les lieux, c’était certain.
Puis au septième jour, ils atteignirent leur destination. Le grand bâtiment de brique ressemblait à un petit manoir de noble. Il était entouré d’un muret n’arrivant pas plus haut qu’aux hanches, utilisé pour délimiter la frontière de l’édifice plutôt que comme une structure de défense. De l’extérieur, March pouvait aussi voir une grande cour intérieure, où de nombreuses fleurs et un potager étaient cultivés.
— On est arrivé, dit Saira.
— Où sommes-nous ?
— À la Tige d’or. Personne ne nous cherchera ici.
Saira mena la calèche dans la court intérieur, les portes de bois délimitant l’entrée étant déjà grandes ouvertes. March remarqua plusieurs femmes, sous les voutes de pierres en encerclant la bâtisse. Elles portaient toutes la même tunique blanche, brodée de fils dorés.
— Qui sont-elles ? demanda March. On dirait… des religieuses ?
— Certaines le sont, mais pas toutes. Chacune est libre de croire en ce qu’elle veut ici. Et pour répondre à ta première question, ce sont toutes des amis, dit-elle en leur faisant signe.
Les jeunes femmes lui répondirent de bon cœur, tout en restant à distance.
— Pense à cet endroit comme à un refuge.
Le groupe se scinda pour laisser passer une femme plus âgée qui vint les accueillir.
— Saira, mon enfant, dit-elle alors qu’ils descendaient de leur monture. Cela faisait bien longtemps !
Saira étreignit la vieille femme amicalement.
— Trop longtemps ! Désolé, mère, je n’ai pas vraiment d’excuses pour expliquer mon absence.
March se demanda qui était cette femme que Saira appelait mère. D’après son apparence et sa peau hâlée, cette femme n’était clairement pas sa réelle mère. Une sorte de mère adoptive peut être ?
— Qui est donc ton ami ? demanda la femme en se tournant vers March.
Son regard était doux, mais March y décela une pointe de vigilance à son égard.
— Il s’appelle March. Nous avons besoin d’un endroit tranquille pendant quelque temps. Je sais que c’est à l’encontre des règles, mais nous n’avons nulle part où aller.
Les lèvres de la vieille femme se pincèrent. Pendant un court moment, elle eut l’air vraiment vieille. Puis son sourire revint.
— J’espère que tu ne t’es pas encore attiré des ennuis, dit-elle en touchant la joue de Saira.
Saira rougit et baissa les yeux.
— Cette fois les ennuis m’ont trouvé d’eux-mêmes.
C’était au tour de March de rougir, gêné d’être la raison pour laquelle Saira devait fuir elle aussi.
— Ta chambre sera toujours disponible, tu le sais. Si tu allais t’y installer pendant que j’apprends à connaitre ton nouvel ami ?
Saira gloussa.
— Essaie de ne pas te faire dévorer tout cru March, dit-elle en rejoignant le groupe de femmes qui s’était formé à l’entrée du bâtiment.
Elles prirent Saira dans leur bras l’une après l’autre, échangeant des rires. March n’avait jamais vu Saira si détendu, comme si elle avait enfin laissé tomber les murailles qui la protégeaient en temps normal.
La vieille femme prit le bras de March et l’entraina dans la court. Ils commencèrent à faire le tour des jardins, sous le regard des autres femmes.
— Savez-vous où vous vous trouvez, cher March ?
— Non, pas vraiment. Saira n’a pas été très loquace à ce sujet.
— À votre avis, que faisons-nous ici ?
— J’ai d’abord pensé à un refuge religieux, à l’abri de la persécution du Mysterium. Mais cet endroit semble plus compliqué que ça, n’est-ce pas ?
— Tu as vu juste. Certaines sont ici pour fuir le Mysterium, c’est vrai. Mais d’autres sont ici pour d’autres raisons. Pour fuir la pauvreté, la violence ou la servitude.
— Et vous ?
La matrone sortit un pendentif de sous sa tunique, une simple croix à huit branches entourée d’un cercle.
— Savez-vous ce que cela représente, March ?
— Le culte de la Lune, dit-il d’instinct. La légende dit qu’avant l’Arche, un astre aussi rond que le soleil illuminait la nuit.
La mère s’arrêta pour le regarder, visiblement surprise.
— Vous en savez beaucoup sur ces vieilles croyances, cher March. Que pouvez-vous me dire d’autre ?
— Le Mysterium y est fortement opposé. C’est une des religions que les Inquisiteurs pourchassent le plus férocement.
— Malgré son influence, le Mysterium ne peut empêcher la population de croire.
— Vous pensez que la magie n’est pas néfaste, n’est-ce pas ?
— Oui, du moins entre de bonnes mains, elle ne le serait pas. Assez parlé de moi ! Parlons un peu de vous. D’où venez-vous March ?
— Je… je ne sais pas. J’ai perdu la mémoire peu de temps avant de rencontrer Saira. Pour être honnête, c’est l’une des seules personnes avec qui j’ai un lien.
— Hum, je vois. Nous avons l’habitude d’accueillir les âmes perdues, mais habituellement… la Tige d’or est réservée aux femmes. La plupart fuient justement le contact des hommes… souvent la cause de leurs tourments.
— Ah… je vois le problème.
— En effet, il s’agit d’un problème. Nous avons peu de règles, mais celle-ci est une des plus importantes.
— Saira ne m’avait pas prévenu.
— Saira a toujours détesté les règles, même celles censées la protéger.
— Je… je peux partir. Dites juste à Saira… dites lui merci, pour tout ce qu’elle a fait pour moi ! Sans elle, je serais surement mort à l’heure qu’il est.
March se détourna, prêt à quitter les lieux. Saira était en sécurité, il n’avait aucune raison de lui causer plus de torts. Il trouverait un endroit tranquille où faire sa vie, seul. Elle méritait mieux.
Une main le retint par le bras.
— Si Saira vous a amené ici, c’est que vous êtes important à ces yeux. Partir ne ferait que la rendre encore plus triste.
— Je…
— Vous devez savoir quelque chose au sujet de Saira. Elle a eu une vie difficile. Lorsque je l’ai trouvé, elle était affamée et blessée. Elle ne faisait confiance à personne, comme un animal abusé.
— Elle a brièvement mentionné son passé.
— Croyez-moi March, ce qu’elle a mentionné n’est surement qu’un fragment de ce qu’elle a dû endurer. Comme la plupart des femmes ici, elle a guéri. La Tige d‘’r lui a redonné confiance en elle. Elle a même trouvé une passion, dit la mère en caressant les pétales d’une fleure poussant dans le jardin.
— C’est donc d’ici que lui vient son goût pour les fleurs.
— Oui.
Elle marqua une pause.
— Vous pouvez rester le temps qu’il vous faudra, mais au moindre problème, vous devrez partir.
— Je serais discret, je vous le promets.
— Bien. Sachez que moi aussi j’ai eu un passé rempli de violence. Je n’hésiterais pas une seconde à la réutiliser si quelqu’un faisait du mal à l’une de mes filles.
— Je comprends, dit March.
— La chambre de Saira est à l’étage du bâtiment principal. Vous pouvez la rejoindre. N’adressez pas la parole aux autres femmes sans qu’elles ne vous le demandent elles même, c’est bien clair ?
— Oui. Merci pour votre générosité. Je serais utile pendant le temps que je passerais ici.
La mère acquiesça puis le laissa au milieu des jardins. March se dirigea vers le bâtiment principal et monta à l’étage. L’édifice était ancien, mais bien entretenu. L’étage était composé d’une succession de petites pièces, toutes fermées par une porte de bois.
L’une d’elles était entrouverte et March aperçut Saira assise sur un lit à l’intérieur. Elle tenait un portrait dans les mains. March la rejoignit. Le portrait était celui d’une jeune fille à la peau pâle et aux yeux violets.
— La mère l’a peint pour moi lorsque je suis arrivé ici, dit-elle. Elle a un don pour la peinture.
March dut reconnaitre que le portait était l’un des plus détaillés qu’il est vu, du moins de mémoire récente.
— Elle m’a dit que je pouvais rester.
— Je n’en doutais pas un instant. Elle t’a surement menacé aussi, n’est-ce pas ?
March sourit.
— Oui un peu. Elle m’a réellement fichu la frousse.
Saira rit de bon cœur, de son rire si communicatif, et March l’imita. Elle prit sa main dans la sienne.
— March, je n’ai pas été très chanceuse avec les hommes dans ma vie, mais je sens que toi… tu es différent.
— Je ne sais pas vraiment qui je suis moi-même.
— Oublie ton passé. Tu es une bonne personne, March, tu dois le croire.
— Je… j’ai fait beaucoup de mal Saira. Cette violence qui réside en moi ne demande qu’à sortir… comme au Petit Paradis.
— Tu l’as utilisée pour me sauver. C’était nécessaire. Ici tu ne crains rien, nous sommes en sécurité.
Elle passa son autre main dans ses cheveux, le long de la cicatrice sur son crâne. Ses cheveux avaient tellement poussé qu’on ne voyait plus le tatouage s’y cachant.
Leurs regards se figèrent l’un dans l’autre puis d’un même mouvement, ils s’embrassèrent. Le parfum de Saira envouta March, qui l’enlaça de ses bras.
March avait connu d’autres femmes — il le savait, car ses mouvements étaient sûrs — mais il savait aussi qu’aucun sentiment n’avait été présent dans ses rencontres passées. Elles avaient été une façade nécessaire aux taches qu’on lui avait confiées.
Le picotement qu’il ressentait au fonds de son ventre était quelque chose de nouveau, de différent. Ils passèrent la nuit ensemble pour la première fois, leurs corps entrelacés l’un dans l’autre et March eut une certitude. Il ne voudrait pour rien au monde retrouver son ancienne vie.
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