01. Le dévouement de sœur courage
Clothilde
J’observe par la fenêtre la colline verdoyante qui borde notre propriété alors que j’entends Nevel et Alaric, mes petits frère de huit ans, se chamailler pour un morceau de pain. Un soupir m’échappe et je récupère leur miche pour la couper en deux. Difficile de profiter de la paix que m’apporte le paysage normand avec quatre frères et sœurs à peine éveillés.
— Clothilde, peux-tu m’aider ?
Isolde, onze ans, sort de notre chambre, ses longs cheveux bruns à demi-tressés et le visage contrarié. Je lui fais signe de s’installer sur le banc et m’occupe de la coiffer de telle sorte à ce qu’elle ne soit pas gênée lorsqu’elle m’aidera à la traite des vaches. Il est encore tôt et c’est la Lune qui nous éclaire principalement, mais comme d’habitude, Maïeul, mon dernier frère, qui prend quinze ans ce jour, a allumé toutes les bougies de la pièce et fait un vigoureux feu dans la cheminée avant de partir avec notre père. La Lune et le feu nous auraient suffi, mais il faut croire que sa peur du noir ne l’a pas quitté malgré les années.
— Dépêchez-vous, les garçons, Père vous attend et vous êtes en retard.
Évidemment, en tant qu’aînée, mon rôle est de m’occuper d’eux en plus de gérer la maison. C’est d’autant plus vrai que j’ai été propulsée au rang de mère de substitution pour chacun d’eux à la naissance des jumeaux. Notre mère est morte en couche, j’avais dix ans et je n’ai eu d’autre choix que d’assumer ces nouvelles responsabilités.
J’ai à peine terminé de coiffer Isolde que cette petite tornade se sert du lait et récupère du pain et du fromage. Les jumeaux se lèvent et s’apprêtent à partir, mais je les arrête en chemin.
— Vous avez oublié de vous nettoyer le visage avant de sortir !
— Et alors ? m’interroge Alaric. Nous allons travailler au champ avec Père et finir tout sales, de toute façon.
— Tu as raison. Je vais arrêter de laver vos vêtements, de mon côté, puisqu’ils finissent sales. Nous verrons si vous appréciez vous couvrir de guenilles nauséabondes et pleines de terre séchée.
— Allez, viens, Alaric. Tu sais bien que nous ne gagnerons pas, soupire Nevel en l’attirant vers la petite pièce où se trouve le bain et un broc d’eau propre.
Je souris et m’assieds quelques minutes avec Isolde, profitant du calme de la maison une fois les jumeaux partis. Nous ne sommes nous-mêmes pas très en avance pour la traite, mais il a fait particulièrement froid, cette nuit, et je me suis relevée pour apporter à chacun une couverture supplémentaire, après quoi j’ai eu bien du mal à me rendormir.
Une fois prêtes, Isolde et moi nous rendons à l’étable des vaches, et nous passons une partie de la matinée à la traite avant de sortir le troupeau. Les brebis sont l’étape suivante, nos gestes sont rodés et ce sont des tâches que nous effectuons quotidiennement.
Isolde et moi allons ensuite dans le bâtiment où nous faisons des fromages et du beurre, et c’est à ce moment-là que commencent les visites de nos voisins pour nous acheter nos produits laitiers. Cela fait des années que nous fournissons le coin, faisant même le marché au village une fois par semaine. Nous avons beaucoup de bêtes et, la plupart du temps, l’un des jumeaux vient nous aider car la charge de travail est importante. Cependant, ce jour, nous devons nous débrouiller toutes les deux. Nous ne nous arrêtons qu’un petit quart d’heure pour déjeuner rapidement lorsque notre père rentre avec les garçons, après quoi nous nous remettons à la tâche.
Aussi, je peine à masquer ma contrariété lorsque je vois approcher le Seigneur Duval sur son cheval. Isolde grimace en suivant mon regard, ne l’appréciant pas plus que moi, et pour une raison simple : il est mon promis depuis des années déjà. Oh, il n’est pas désagréable. Ses cheveux blonds et bien coiffés attirent le soleil, sa carrure fine mais musclée n’est pas désagréable à regarder, et il semble gentil, intelligent et attentionné. De quinze ans mon aîné, il a malgré tout accepté de retarder notre mariage pour que je puisse m’occuper de mes frères et sœurs, et Dieu sait que j’ai souhaité repousser au maximum ce moment. Cependant, sa patience a atteint ses limites et, depuis quelques mois, je suis dans l’obligation de passer une soirée par semaine en sa compagnie, et nous préparons le mariage qui aura lieu dans quelques semaines.
Je n’ai rien contre lui en particulier. Honnêtement, j’aurais pu tomber sur pire qu’un homme de trente-trois ans, et je sais qu’il a bien des prétendantes. Sa situation est très correcte, son domaine magnifique. Je sais que je suis ingrate de ne pas mesurer ma chance, tout comme je sais qu’espérer un mariage d’amour alors que j’ai été promise avant même d’être majeure est stupide, mais je déteste qu’on m’impose quoi que ce soit, et c’est d’autant plus valable qu’il s’agit de mon avenir. Je préférerais rester ici, avec mes frères et ma sœur, continuer à travailler à la ferme, même si je n’ai pas le choix.
— Monseigneur, le salué-je alors qu’il descend de cheval.
— Mes hommages, jolie Clothilde. Tu es ravissante aujourd’hui, comme d’habitude. Je sais que ce n’est pas notre journée habituelle, mais tu me manquais, ajoute-t-il en portant son regard directement sur mon décolleté.
Je lui souris poliment même si je doute qu’il le remarque, mais honnêtement, il va me ralentir dans mon travail plus qu’autre chose. J’attrape le licol de son cheval et le caresse en allant l’attacher à la clôture, vais remplir un seau d’eau que je lui laisse, et me retrouve avec l’impression d’avoir un petit chien derrière moi. Mon prétendant me suit à la trace, ce qui me donnerait presque envie de jouer avec lui pour le perdre dans la ferme.
— C’est gentil de venir me voir, lui dis-je finalement, mais je n’ai pas beaucoup de temps à t’accorder. Le beurre ne va pas se faire tout seul, tu sais. Veux-tu nous aider ?
— Vous aider ? Que tu es drôle ! s’esclaffe-t-il, hilare. Non, non, ça ira. Je veux bien vous regarder si ça ne te dérange pas. Et puis, en réalité, ce qui serait bien, c’est que ton père apprenne à se débrouiller sans toi. Quand nous serons mariés, tu n’auras plus à venir ici travailler tous les jours.
— Et que vais-je bien pouvoir faire de mon temps, si je ne travaille pas tous les jours ? lui demandé-je en lui faisant signe de me suivre jusqu’à la fromagerie.
— Eh bien, t’occuper de moi, de nos serviteurs, t’assurer que la maison est bien tenue et que tout se passe bien. Et nous aurons bientôt plusieurs enfants qui t’occuperont autant que tes frères et sœurs. Tu verras, tu ne vas pas t’ennuyer !
La parfaite petite femme de Seigneur… À la maison. La seule chose qui me plaît, là-dedans, c’est l’idée d’avoir des serviteurs. Et encore… Personnellement, je n’ai pas envie d’avoir d’enfants dans l’immédiat, je m’occupe de quatre enfants depuis huit ans et je ne dirais pas non à une pause.
Isolde a bizarrement déserté la fromagerie et je ris sous cape. Elle a vraiment du mal avec l’idée que je quitte la maison, et encore plus pour cet homme, qu’elle trouve ennuyeux à mourir.
— Que de tâches, ironisé-je en recommençant à fouetter le lait. J’espère trouver du temps pour rendre visite à ma famille malgré tout.
— Je ne sais pas si je vais te laisser sortir de mon lit, jolie Clothilde, me dit-il en me lançant un regard lubrique. Mais ne t’inquiète pas, tu seras heureuse avec moi.
Je ne relève pas et bats plus fort le lait, nous empêchant de discuter pendant une dizaine de minutes. J’ai mal au bras lorsque je m’arrête, mais j’aurais préféré continuer un petit moment plutôt que d’avoir à poursuivre cet échange. Je repousse les quelques cheveux rebelles qui se sont échappés de ma natte et constate qu’il m’observe avec intensité.
— Est-ce que nous dînons ensemble dans deux jours ou tu as un imprévu, pour être venu aujourd’hui ?
— Ah non, je viens te chercher aussi jeudi soir. Je t’ai dit que j’avais juste envie de te voir aujourd’hui. Peut-être aussi ai-je rêvé de toi la nuit dernière et que ça m’a donné envie de te voir en vrai. Et pourquoi pas échanger un baiser avec toi ?
Pour l’amour de Dieu, je déteste lorsqu’il m’embrasse. J’ai l’impression qu’il me bave sur le visage quand il s’emballe. Ça ne reste jamais chaste très longtemps avec lui, d’ailleurs. C’est un Seigneur qui manque de bienséance, à n’en point douter. Rien à voir avec les baisers que j’ai pu échanger avec Charles, le fils d’un fermier du coin, il y deux ans.
— Je dois sentir la vache, tu sais… et le lait. Rien de très agréable, tenté-je avec un sourire contrit.
— Ah, vivement que tu n’aies plus à faire tout ça. C’est vrai que l’odeur de la bouse de vache n’est pas très plaisante. Je vais te faire un bisou de loin, conclut-il en m’envoyant un baiser de la main.
Pauvre petit… Je préfère l’odeur de la bouse de vache à celle de sa suffisance, pour ma part. Grand Dieu, être mariée avec cet homme va m’être compliqué. J’ai beau me dire que nous finirons par au moins nous apprécier, qu’un certain quotidien va s’instaurer, que je n’aurai plus les pieds dans la boue quotidiennement, que je vais gagner en confort et que, peut-être, pour changer, quelqu’un va prendre soin de moi alors que cela fait huit ans que je prends soin de tout le monde, ici… Non, je ne parviens pas à me faire à l’idée que lui et moi allons nous marier, que je vais devoir offrir ma virginité à cet homme que je n’apprécie même pas et avec qui je ne partage aucune complicité.
— C’est gentil de m’avoir accordé du temps, je te remercie pour la visite. Bonne fin de journée, Thibault, lui réponds-je avant de lui souffler un baiser. À jeudi soir, j’ai hâte.
Je ne prends pas la peine de le raccompagner, me remettant à mes corvées du jour. Je sais que la femme de la ferme d’à côté, Blanche, va passer en fin de journée pour faire le plein de lait frais, et je dois le mettre dans des bidons.
— Te revoilà, ris-je en voyant ma petite sœur reprendre son poste. Pour m’avoir lâchement abandonnée, c’est toi qui prépareras le repas ce soir, pour la peine.
— Tu as hâte de le voir et de nous quitter ? demande-t-elle d’une petite voix. Je ne suis pas prête à m’occuper de toute la maison…
— Bien sûr que si, tu es prête. Ça fait des mois que tu m’aides, Isolde. Mais non, pour être honnête avec toi, je ne suis pas pressée de quitter la maison. Malgré mes obligations, je suis contente de ne pas être la propriété d’un homme et j’aimerais autant que ça ne change pas. Mais c’est comme ça, nous n’avons pas le choix…
Je dépose un baiser sur son front et lui fais signe de se mettre au travail. Je n’ai pas envie de discuter de tout cela encore une fois. Je sais que je dois la rassurer, mais pour le reste, personne ne me rassurera, moi, quant à mon avenir. Isolde doit savoir que je serai toujours là pour elle, quoi qu’il arrive, mais pour le reste, je suis terrorisée à l’idée de devoir vivre avec un homme que je ne connais que peu, tout comme j’angoisse à l’idée d’être intime avec lui. Alors j’évite le sujet autant que possible, ça vaut mieux pour moi. L’avantage, en vivant avec trois frères et une sœur dont je m’occupe, et en travaillant à la ferme, c’est que je n’ai pas beaucoup de temps pour penser. J’ai conscience que je me leurre, mais je préfère cela pour le moment. Demain est un autre jour…
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