03. Une vache au marché

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Clothilde

Il fait frais ce matin et je resserre mon châle autour de moi en tentant de ne pas trembler à cause du léger courant d’air qui s’engouffre dans la place du village. Tous les mercredis, Isolde et moi nous levons plus tôt pour traire les brebis, laissant les vaches aux jumeaux pendant que nous nous rendons au marché pour vendre nos produits. J’aime assez ces moments, même si cela implique un réveil encore plus matinal que d’ordinaire. Discuter avec les gens, découvrir les nouveaux-nés, observer les enfants se retrouver et jouer au milieu des adultes me met toujours de bonne humeur. Je me souviens de l’époque où les jumeaux nous accompagnaient. Au début, c’était réellement un calvaire. Ils couraient partout, allaient voler des fruits pour contenter leurs estomacs. Je ne saurais dire combien de pots en terre cuite du vieux Henry ils ont brisés en faisant la course, bifurquant juste à côté de son étal pour rejoindre la ruelle adjacente. Heureusement, en grandissant, ils se sont un peu calmés. Ou alors c’est ma patience qui s’est accrue, parce que le peu de fois où ils m’accompagnent, ils s’éparpillent encore dans tous les sens.

— Isolde, tiens-toi droite, la réprimandé-je alors qu’elle est adossée contre le mur derrière elle. Tu ne donnes pas envie aux gens de venir te voir si tu fais négligée. Tu peux couper quelques morceaux de fromage ? Madame Marie arrive avec ses enfants, il va falloir leur remplir la bouche pour pouvoir parler avec elle.

— Les gens viennent même quand je ne me tiens pas droite, proteste-t-elle en se redressant néanmoins. Je fais combien de morceaux ?

— Arrête de répondre, Isolde, c’est malpoli. Si tu continues comme ça, Père te grondera comme moi alors que tu seras adulte, souris-je. Coupes-en une dizaine. Bonjour, Madame Marie ! Bonjour les enfants !

— Bonjour, répondent poliment les petits, les yeux déjà rivés sur le fromage entamé.

— Bonjour Clothilde, bonjour Isolde. Vous allez bien ? Comme d’habitude, vous avez de beaux produits.

— Ils sont toujours préparés avec amour, souris-je. Nous allons bien. Enfin, nous irions mieux avec le soleil et quelques degrés supplémentaires ! Qu’est-ce que je vous sers ? La version gourmande ou raisonnable, cette semaine ?

— La version gourmande. Mon mari pense qu’on va recevoir la visite de membres de sa famille. Alors, n’hésite pas. Et ton mariage, ça se prépare ? Tu dois être si impatiente !

Elle ne pourrait pas être plus éloignée de la réalité qu’à cet instant. Comment être impatiente d’épouser un homme qu’on n’a pas choisi, qui ne nous chamboule pas et ne donne pas envie d’apprendre à le connaître ? Comment être pressée de lier sa vie à un homme à qui on a été promise sans jamais avoir voix au chapitre ? Oui, une vie confortable m’attend sur son domaine, mais je préférerais vivre dans une vieille ferme toute délabrée avec un homme que j’aime, plutôt que dans une belle bâtisse avec Thibault Duval…

Je garde malgré tout le sourire et acquiesce avec une fausse timidité, comme si je préférais ne pas évoquer toutes les émotions que me provoque cette union à venir. C’est en partie vrai, de toute façon, car peu importe si nous sommes d’accord ou non, nous n’avons pas le choix.

— Ça se prépare doucement, oui, mais la ferme me prend beaucoup de temps. On ne fait pas les meilleurs fromages du coin en préparant un mariage, plaisanté-je en en récupérant un pour sa commande.

— Ils vont devoir apprendre à se passer de toi à la ferme ! dit-elle. Tu n’oublies pas de me compter les morceaux que sont en train de dévorer Benoit et Petit Jean, hein ?

— Ce ne sera pas nécessaire, c’est bon pour le commerce de voir des enfants dévorer notre fromage, ris-je en terminant de déposer les produits dans son panier avant de récupérer son paiement. Saluez votre mari de ma part, et surtout prévenez mon père lorsque vos poussins seront devenus de belles poules. Il veut en prendre plusieurs, nous avons perdu trois des nôtres ces dernières semaines.

— Ne t’inquiète pas, on vous les réserve. Bonne journée, les filles.

— Bonne journée, madame Marie, la salue poliment Isolde.

Nous n’avons pas le temps de converser toutes les deux que plusieurs clients se plantent devant notre étal. J’essaie d’observer du coin de l'œil ma petite sœur afin de m’assurer qu’elle ne se fait pas avoir, surtout par cette peste d’Ariane qui cherche toujours à négocier, mais je suis accaparée par un couple qui vient tout juste de s’installer au village. Il faut croire que malgré leur récent voyage jusqu’ici, la nouvelle de mon mariage avec le Seigneur Duval est déjà arrivée jusqu’à eux, puisqu’ils me félicitent tous deux et me souhaitent de jolies noces. Et moi, j’affiche un sourire que je suis loin d’assumer à l’intérieur. J’ai l’impression de n’être plus que ça, une jeune femme qui va se marier. Comme si la personne que je suis n’avait aucune espèce d’importance face à ces épousailles, comme si ma vie allait commencer une fois mariée. Eh bien non, ma vie a commencé il y a dix-huit ans déjà, et elle a été bien chargée jusqu’à présent. Je n’ai eu d’autre choix que de devenir adulte brutalement à la mort de notre mère, alors le foyer à gérer, les enfants à éduquer, je connais déjà.

Le sourire revient plus naturellement sur mes lèvres lorsque je remarque Héloïse, mon amie depuis des années, se dirigeant dans notre direction. Isolde perd toute retenue en la voyant également. Elle contourne la table et va lui sauter dans les bras comme l’enfant qu’elle est encore parfois. J’aimerais la voir plus insouciante et joueuse, mais elle a conscience qu’après mon départ, ma place au sein de la famille lui reviendra d’office, même si elle est plus jeune que Maïeul. Lui est un garçon, il suit notre père, travaille à l’extérieur et ne gère que peu le quotidien avec les autres. Isolde aussi grandit trop vite, et je n’aimerais pas qu’elle se retrouve dans ma position d’ici quelques années, à se demander où est passée son enfance, ce qu’aurait été sa vie si nous n’étions pas devenus à demi-orphelins.

— Héloïse, quel plaisir de te voir, souris-je en étreignant mon amie. Tu es superbe.

De deux ans plus âgée que moi, elle est mariée depuis ses seize ans à un homme que son père a choisi. La grosse différence entre elle et moi, c’est qu’elle a eu un coup de foudre pour Rainier avant même de savoir qu’il était son promis. Elle est enceinte de son premier enfant et rayonne de bonheur, ce qui me fait chaud au cœur.

— Bonjour Clothilde. Comment peux-tu dire que je suis superbe ? Je ressemble à une de tes vaches !

— Ne dis pas de bêtises, la grossesse te va à ravir. Pour un peu, je serais jalouse, bien que je sois contente de pouvoir encore voir mes pieds si je soulève un peu ma robe, me moqué-je.

— Oh, ça va vite arriver, maintenant que le mariage approche. Tu te sens comment ? Toujours pas convaincue que tu vas tomber amoureuse de lui ?

— Toujours pas convaincue. J’ai envie de fuguer et d’aller me réfugier aussi loin que possible de la maison, soupiré-je avant de faire un clin d'œil à Isolde. Chose que je ne ferai pas, promis. Ne me regarde pas comme ça.

— Tu peux te réfugier dans la maison, on te cachera derrière les vaches, propose ma petite sœur.

— Ah non, personne ne se cache derrière moi, rigole mon amie.

— Arrête de dire ça, Héloïse, je t’assure que tu es sublime. Qu’en pense ton époux, d’ailleurs ?

— Il n’arrête pas de me sauter dessus ! On dirait que plus je prends du poids, plus je lui plais. Quand je pense qu’on m’a dit que certains hommes ne touchaient plus leur femme une fois la grossesse commencée !

Je pose mes mains sur les oreilles d’Isolde en l’entendant étaler sa vie et rougis en riant, un peu mal à l’aise, mais aussi amusée par le comportement d’Héloïse. Et j’en viens à me demander si Thibault sera du genre à me sauter dessus lorsqu’il m’aura mise enceinte. Pour l’amour de Dieu, je n’espère pas ! Si déjà l’idée de partager un lit avec lui me dérange, l’imaginer prendre suffisamment son plaisir pour me sauter dessus encore et encore me donne la nausée.

— Il y a des oreilles d’enfant, ici, ris-je. J’aimerais autant qu’elle reste innocente le plus longtemps possible.

— Je n’ai rien dit ! Juste que je dormais peu ! Tu sais, c’est à cause du gros… ventre ! conclut-elle en riant de plus belle.

Je pouffe et lui prépare un petit panier empli de son fromage favori.

— Tu voudras bien m’accompagner chez la couturière pour ma robe ? Je voulais la faire moi-même, mais je ne suis pas très douée dans ce domaine.

— Bien sûr. C’est Thibault qui te la paye ?

— Oui… Lui aussi préfère passer par la couturière, soupiré-je. Je ne sais pas bien ce qu’il pense de moi, honnêtement. J’ai l’impression qu’il est impatient de m’enfermer chez lui pour me changer en parfaite petite femme, loin des vaches et du fromage, de la terre et de mes habitudes. S’il pense que je vais devenir une princesse distinguée, il se trompe lourdement.

— Oh, tu vas vite t’y faire, je suis sûre. Une fois qu’il t’aura offert quelques robes, tu verras, tu oublieras tout ça ! répond-elle en montrant mes fromages et mes légumes.

— Et si je ne veux pas oublier tout ça ? J’aime travailler à la ferme et m’occuper des enfants, tu sais ? Bien sûr, j’adorerais pouvoir flâner au village, passer des heures à me choisir une jolie robe que je ne paierai pas, faire des achats sans me poser de question, mais ce n’est pas une vie qui me plaira sur le long terme. J’ai besoin de bouger, d’être active, et pas seulement d’élever des enfants… Je sais, grimacé-je, contrite, beaucoup aimeraient être à ma place et ne plus avoir à se lever pour aller travailler, je suis une ingrate, mais je ne pense pas être faite pour ce genre de vie.

— Eh bien, profite bien parce que ça m’étonnerait que ton Thibault te laisse faire tout ça, une fois mariée. Ma pauvre…

Nouvelle grimace de ma part… Peu distingué, j’en conviens, mais plus la date fatidique approche et plus le stress monte en moi.

Je m’apprête à lui répondre lorsque je vois le propriétaire de la taverne avancer vers nous. Il semble déterminé et a la tête des jours où il veut tout négocier au prix le plus bas…

— Héloïse, je te laisse continuer ton tour du marché, tu peux repasser un peu plus tard si tu n’es pas trop fatiguée. Pour ma part, je vais devoir remonter mes manches et me retenir de ne pas faire de scandale, je pense.

Son regard suit le mien et c’est à son tour de grimacer. Elle m’étreint en me souhaitant bon courage et j’ai à peine le temps de reprendre mes esprits pour redevenir la commerçante que le tavernier examine déjà mes fromages avec un air dédaigneux. Oui, je vais devoir faire preuve d’une grande patience, pire qu’avec les jumeaux, c’est certain !

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