08. Débarquement en douceur
Einar
Je me suis installé à l’avant du drakkar et observe la côté normande qui défile au rythme des coups de rames qui s'enchaînent inlassablement, aidés par la voile bien gonflée par le vent qui souffle avec force. J’ai pris ma part afin de relayer les hommes, même si mon statut de chef du navire aurait pu m’en dispenser. Je pense que les hommes apprécient cette participation mais là, je dois me coordonner avec les autres responsables et décider de l’endroit où nous allons débarquer. Je referme la peau de mouton qui me sert de manteau sur mon torse. Même s’il fait bon et que le temps se maintient, l’air marin est plutôt frais et je ne peux m’empêcher de frissonner, sans savoir si c’est dû au vent où à la pensée que nous allons bientôt débuter nos combats.
Le paysage qui s’offre à moi est magnifique et me rappelle les récits de ceux qui étaient du dernier raid. Il y a de nombreux troupeaux dans les champs que l’on peut voir sur les collines, même depuis la mer. Tout a l’air bien vert et je suis surpris de ne pas voir plus de forteresses pour protéger les côtés. C’est comme s’ils n’avaient rien appris de nos dernières venues, les inconscients !
— Runolf, tu me confirmes qu’il y a une rivière un peu plus loin qu’on peut remonter sur l’intérieur des terres ? lui demandé-je alors qu’il a quelques fragments de cartes dessinées par nos prédécesseurs dans les mains.
— Je confirme, oui, après une grande falaise, d’après ce que je comprends.
— Eh bien, cap sur cette rivière, il est temps d’aller voir un peu de quel bois ces Normands se chauffent.
Je fais des signes à mes collègues sur les autres drakkars et nous mettons le cap vers la côte. J’ai un peu d’appréhension et me dis qu’ils vont bien finir par réagir, mais aucun navire ne vient à notre rencontre et nous parvenons sans encombre à l’entrée du port. Pas un coup de canon, j’ai même l’impression que la vigie sur le phare à l’entrée du port est désertée. C’est étrange mais le moral des troupes est au beau fixe. Il semblerait que nous ayons la faveur des Dieux.
Je scanne les rives et indique un endroit où je pense que les cinq navires qui constituent notre expédition peuvent accoster et nous permettre de tous débarquer. Le moment est crucial car si nous sommes accueillis par des armées locales, c’est un moment où nous sommes en position de fragilité. Je sors mon épée et me prépare au combat alors que nous nous rapprochons du rivage. Quand nous accostons, je bondis, prêt à me battre, mais je ne suis accueilli que par une envolée de corneilles que nous dérangeons. Les hommes commencent à débarquer et me suivent pour sécuriser la clairière où nous venons d’arriver. Pas de comité d’accueil, encore une fois, il semblerait que tout soit fait pour faciliter notre arrivée.
Maintenant que nous avons mis le pied à terre, nous nous organisons pour renforcer notre position. J’ai eu de la chance car l’endroit semble être idéal pour constituer notre base arrière. Certains partent déjà à la chasse afin de faire des provisions et nous installons nos tentes et notre camp afin de préparer la suite. Une fois tout en place, nous nous retrouvons pour décider de ce que nous allons faire. Bjorn, impatient, est le premier à prendre la parole.
— Il faut qu’on s’engouffre dans les terres. Je suis parti faire du repérage, il y a un village au nord, un au sud, et pas mal de fermes au-delà de la colline.
— On ne peut partir dans tous les sens, répond un gars que je ne connais pas. Il nous faut de la méthode et surtout ne pas nous disperser. Sinon, on risque de tomber sur un groupe armé qui va nous attaquer et nous mettre en danger.
— Il faut porter ses couilles ! Nous ne sommes pas là pour boire et manger sous le soleil normand. Les villages sont éloignés les uns des autres, on peut très bien les encercler sans difficulté, nous sommes nombreux et motivés.
— Il faut qu’on n’y aille pas n’importe comment, interviens-je en posant ma main sur son bras pour le calmer. Personne n’a dit qu’on n’allait faire que boire et manger, mais il faut se ménager aussi. Ils sont plus nombreux que nous, nous ne pouvons nous appuyer que sur notre organisation et notre force.
— Et donc, qu’est-ce que tu suggères, mon frère ? me demande-t-il, la voix pleine de sarcasme.
Je n’ai aucune envie de prendre la direction des opérations alors je ne réponds pas à sa provocation et laisse un vétéran du raid précédent prendre la parole.
— Nous pouvons commencer par le village qui se trouve près du fleuve, un peu plus loin. On pourra l’attaquer à la fois sur terre mais aussi depuis un ou deux drakkars. Et une fois là, on avisera ce qu’on peut faire. Si cela vous va, on peut faire ça demain, dès l’aube.
— Demain ? grogne Bjorn. Et pourquoi pas dans une semaine, tant qu’on y est ? On va vraiment leur laisser le temps de nous repérer et de s’organiser plutôt que de jouer sur la surprise ?
— Le jeune, ça fait longtemps qu’ils nous ont repérés, tu sais ? Ils nous attendent quelque part, c’est sûr, continue l’ancien. Toi, tu n’es qu’un minot. Si tu veux aller te faire tuer, vas-y. Moi, je dis que demain matin, à l’aube, on va les réveiller. Ils ne vont pas savoir où on va décider d’aller, on aura toujours l’effet de surprise. Et tu n’as pas dû ramer beaucoup si tu as encore assez de force dans les bras pour porter ton épée. Qui est d’accord avec moi ?
Une grande partie des bras se lèvent, dont le mien. Reconnaissant sa défaite, Bjorn finit par lever la main à son tour, entraînant les derniers indécis. L’Assemblée est donc levée et chacun vaque à ses occupations. Je retourne à la tente que je vais partager avec mon frère et Runolf qui ne savait pas trop où s’installer. Il est en train de vérifier son épée et je fais de même en m’asseyant à ses côtés sur un rondin de bois que j’ai récupéré sur le chemin.
— Tu es prêt pour demain ? J’espère que tu combattras mieux que contre nous, me moqué-je, sinon autant reprendre tout de suite le drakkar.
— Je préférerais surtout ne pas avoir à me battre, soupire-t-il. Venir jusqu’ici pour voler des inconnus… Mais oui, je donnerai le meilleur de moi-même.
— C’est clair que ce serait mieux si on venait faire du commerce. Tu sais que j’ai proposé ça à notre Jarl par le passé ? Il s’est moqué de moi !
— En même temps, qu’est-ce qu’on aurait à leur proposer ? Ils cultivent, font de l’élevage… Nos terres sont plus froides que les leurs alors ils doivent avoir ce qu’il faut.
— On est les meilleurs pour faire des armes, on a des artisans qui ont du talent. Je suis sûr qu’on pourrait trouver. Mais non, il faut qu’on vienne piller, prendre tout ce qu’on peut et ramener le maximum de richesses chez nous. Des fois, j’ai un peu de mal avec ce concept.
— Plus que les richesses à ramener, notre peuple aime se battre, que veux-tu…
— Je vois qu’on se comprend, souris-je. On n’est pas nombreux à préférer la paix et cultiver nos champs au fait de devoir se battre.
— Non, c’est sûr. J’aime bien m’entraîner, être capable de me défendre, mais pour le reste, on est mieux chez soi plutôt que des mois ailleurs à répandre la peur et la mort.
— Evidemment, c’est plus facile de se tourner les pouces que de se battre pour ce qu’on veut, raille Bjorn dans mon dos.
— Et tu veux quoi ? Aller voler des gens qui n’ont rien demandé ? Ça te ferait plaisir qu’on débarque chez nous pour tout nous prendre ? lui demandé-je, agacé par son attitude depuis qu’on est arrivés.
— Eh bien, je pense que les copains de ton nouvel ami savent ce que ça fait de venir essayer de nous voler. On défend ses possessions. Si nous n’en sommes pas capables, c’est que nous ne les méritons pas.
— Tu ne rêves jamais de paix et d’harmonie ? lui demande doucement Runolf.
— Pour quoi faire ? Il faut bien s’amuser un peu, non ?
— N’insiste pas Runolf. Bjorn ne pense qu’à la guerre et à la bataille depuis qu’il est tout petit. Tu n’arriveras pas à le faire changer d’avis, souris-je. Et tu verras demain, c’est un fier combattant. Il vaut mieux l’avoir dans notre camp que contre nous !
— Je fais honneur à nos parents. Nous avons été élevés pour combattre, c’est ainsi.
— Tu sais qu’on peut être un bon combattant et ne pas aimer ça, Bjorn ? Mais bon, il faut obéir à notre Jarl et aux Dieux. Et ramener plein de richesses à nos familles, soupiré-je. Même si ça ne nous plaît pas.
— Il faut vous endurcir, messieurs, sinon autant rester à la maison pour élever les gosses et faire de la couture, se moque-t-il.
— On verra demain qui sera le plus dur, mon frère. La guerre, ce n’est rien d’en parler, il faut la faire. En attendant, nous avons du travail à accomplir avant la nuit.
Je me relève et vais m’occuper d’aller chercher du bois pour faire un feu devant notre tente. Ce faisant, je réfléchis à notre échange avec mon frère et Runolf et me fais la réflexion que je suis finalement plus proche du petit homme trapu que de Bjorn. Lui, demain, il va falloir que je le surveille. Avec un tel état d’esprit, il va prendre des risques inconsidérés. Si je veux qu’il revienne vivant, je vais devoir garder un œil sur lui et le protéger de ses propres folies. Ça promet.
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