11. Dans la gueule du loup

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Clothilde

Suis-je une fille idiote ? Trop impulsive ? Pas assez docile et obéissante ?

Hier soir, l’idée de revenir m’enfermer à la ferme me semblait judicieuse. Personne ne s’intéresse à une ferme, n’est-ce pas ? Après tout, si le bétail n’y est pas, ça n’a aucun intérêt.

Maintenant, je fais beaucoup moins la maligne. En me réveillant, aussi tôt que d’ordinaire même si je n’ai aucun animal dont je dois m’occuper, j’avais l’esprit dans la brume, un peu comme la colline derrière la maison que j’ai vue à travers la fenêtre en me servant un verre de lait. Comme si la journée d’hier s’était effacée de mon esprit, j’ai fait un feu dans la cheminée parce que les jumeaux préfèrent le lait chaud, et que je déteste le simple éclairage des bougies. Et je suis allée réveiller mon père. Père qui n’était pas dans son lit. Tout m’est revenu en tête et je crois n’avoir jamais été aussi rapide à faire mourir un feu. Comment ai-je pu oublier l’arrivée d’envahisseurs ? Râter l’absence d’Isolde dans le lit à côté du mien ? C’est un mystère que je n’ai pas vraiment eu le temps d’éclaircir, parce qu’en observant les alentours après être sortie avec la peur au ventre de la maison, je peux constater que nos envahisseurs ne sont plus du tout occupés à organiser leur campement. Non, ils se trouvent sur le chemin qui longe la ferme pour monter au village.

Ils sont nombreux, sans doute plus que nous, tous munis d’un bouclier et d’une arme tranchante au moins. Ils portent une armure qui m’est inconnue et n’ont d’ailleurs pas tous la même, et avancent avec volonté dans la boue et à travers la brume de ce petit matin normand, tandis que je suis figée, pressée contre un mur pour ne pas être vue.

Lorsqu’ils disparaissent de mon champ de vision, je me précipite vers la fromagerie, poussée par la peur et la curiosité mêlée. J’enlève les planches clouées sur la porte comme je le peux et me réfugie au grenier avant de remonter la petite échelle construite par mon père. Certains de nos fromages y mûrissent depuis plusieurs mois et je dois me faufiler à travers les basses étagères et sous un toit qui ne me permet pas de me tenir debout, pour atteindre le fenestron qui donne sur la place du village. La brume ne m’aide pas à bien voir ce qui s’y passe comme je le souhaiterais, mais j’ai tout de même la possibilité de discerner les silhouettes et, si je plisse les yeux et prends le temps de les détailler, je peux distinguer les villageois des Vikings alors que le combat débute.

Je me surprends à enchaîner les prières et à fermer les yeux lorsque je vois les corps de personnes que je connais sans aucun doute tomber à terre. Pour l’amour du ciel, j’étais sur cette place pour le marché hier matin, et c’est aujourd’hui un champ de bataille ! Quelle horreur !

Ma curiosité est totalement malsaine. Je devrais courir rejoindre ma famille chez Thibault, me mettre à l’abri, mais je ne parviens pas à bouger. Ce qui se passe sur la place du village m’en empêche. Et voir les villageois reculer et fuir me serre le cœur. Ces barbares ont gagné la première bataille, ce qui n’est pas du tout bon signe pour nous.

Alors qu’ils se regroupent presque tous pour faire je ne sais trop quoi, certains restant autour d’eux comme un mur de protection, une montée d’angoisse m’assaille. Et si Père était allé rejoindre les villageois pour défendre notre village ? Et Maïeul ? Mon Dieu, mon cadet est tout à fait capable de l’avoir fait sans avoir la permission de notre père. Il a très bien pu quitter la demeure de Thibault au beau milieu de la nuit pour assurer notre protection. C’est une tête brûlée, un jeune homme qui se prend déjà pour un homme, qui se croit fort et invincible.

Il faut que j’arrête les prières et que je bouge. Après tout, le Seigneur n’a pas été d’une grande aide pour ces hommes couchés au sol, à quoi bon lui demander de nous protéger puisqu’il a permis cette attaque ?

Je m’apprête à redescendre lorsque mon sang se glace dans tout mon corps. Les Vikings se scindent en deux groupes quelques minutes après l’arrivée de leur bateau empli d’hommes supplémentaires, et l’un de ces rassemblements descend sur le chemin qui mène à la demeure de Thibault. Je ne réfléchis plus, renverse une étagère de fromages sur mon passage, redescends l’échelle de mes mains tremblantes et sors de la fromagerie sans prendre le temps de remettre les planches. Et je cours. Je cours dans la mauvaise direction jusqu’au chemin de terre qui traverse le pan de forêt et rejoint le château de Thibault. Je pense n’avoir jamais couru aussi vite. Mes cuisses me brûlent, mes pieds me font mal, mais je dois arriver avant eux. Le chemin est plus long par là, mais je vais forcément plus vite qu’eux et je ne m’arrête pas malgré la douleur. Je dois les rejoindre, les avertir, m’assurer que mon père et mon cadet sont là et non sur cette place du village.

Je ne m’arrête que lorsque je suis à l’orée du bois afin de vérifier qu’ils ne sont pas encore dans les parages. Sont-ils déjà passés ? Ou arriveront-ils derrière moi ?

Nouvelle frayeur pour moi lorsque je vois quelques hommes sortir d’entre les arbres à une centaine de mètres de moi. Ils sont rapides, ces barbares ! Pourquoi sont-ils si peu nombreux, tout à coup ?

Question stupide, Clothilde. Qu’importe combien ils sont, figée sur le bord du chemin, je suis repérée en quelques secondes à peine. Je reprends ma course en direction du domaine alors que j’entends nombre de voix dans mon dos, des rires, des cris, et surtout des bruits de pas. J’ose à peine me retourner, mais pousse moi-même un cri d’effroi en constatant qu’ils sont nombreux à me suivre et approchent dangereusement. La réponse est donc oui, je suis une idiote. Une vraie bonne idiote qui ferait mieux d’écouter ce qu’on lui dit, de ne pas agir sur une impulsion stupide qui la met en danger.

Et le danger est avéré. Je me retrouve rapidement plaquée au sol, écrasée sous un corps massif, le visage dans la terre humide. Je sens son souffle saccadé contre ma joue, sa lourdeur sur mon dos, son corps qui vibre alors qu’il rit, et je suis finalement soulevée de terre et remise sur mes pieds, me retrouvant face à un nombre incalculable de Vikings. Même séparés en deux, leur nombre est impressionnant. Pensaient-ils que notre village serait plus grand ? Ou sont-ils si peu courageux qu’ils attaquent en masse pour ne laisser aucune chance aux pauvres paysans que nous sommes ?

En tout cas, ils semblent tous faits du même bois. Immenses, larges et musclés, couverts de tatouages et de crasse, les cheveux longs et coiffés étrangement. Certains ont une partie du crâne rasée et les dessins sur leur peau montent jusque-là. Ils sont… impressionnants. Oui, vraiment. Dans d’autres circonstances, j’aurais pu trouver ça beau, mais j’ai juste envie de pleurer, à cet instant.

Le Viking qui m’a attrapée agrippe mes cheveux et me fait relever la tête dans sa direction. Lui ne porte des tatouages que sur son cou, pour ce que j’en vois. Ses cheveux blonds sont rassemblés sur le dessus de sa tête alors qu’il est rasé à partir de ses oreilles. Son regard bleu clair sonde mon corps et son sourire en coin ne me dit rien qui vaille. Il me terrifie littéralement de ses yeux qui me semblent refléter une certaine folie. Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

Je tressaille lorsqu’il s’adresse à son groupe dans une langue qui m’est inconnue d’une voix grave qui pourrait être agréable à l’oreille si elle n’était pas synonyme de danger, et me fige quand il colle mon dos contre son corps et entoure mon cou de sa main, tatouée elle aussi. Je sursaute lorsque je sens sa langue chaude et humide lécher mon cou et me retiens de hurler.

— Bonjour ! énonce-t-il en normand avec un fort accent. C'est gentil de courir dans mes bras.

Je suis surprise qu’il parle ma langue, mais ça n’en reste pas moins effrayant pour autant. Je n’ai jamais autant eu conscience de mon corps qu’à cet instant où le sien est pressé contre, où chacun de mes membres tremble sans que je puisse contrôler quoi que ce soit.

— Lâchez-moi, s’il vous plaît. Je veux juste… Je vous en prie, laissez-moi, bafouillé-je d’une voix tout sauf assurée.

— Moi pas laisser partir joli oiseau ! rit-il avant de me confier à un de ses camarades à qui il semble donner des ordres.

Je peine à respirer alors que le groupe reprend sa marche en direction du château, à quelques centaines de mètres de là. J’espère sincèrement qu’ils ne vont pas s’y arrêter, mais lorsque l’homme qui me tient fermement et me pousse pour m’obliger à avancer plus vite se laisse distancer par les autres, je comprends que nous allons nous mettre en retrait pendant que le reste du groupe va essayer d’entrer. Je suis peut-être idiote, mais pas non plus totalement niaise. Il n’y a que le domaine de Thibault, par ici, et celui de l’éleveur de chevaux, bien moins grand et sans doute inintéressant pour ces pilleurs.

J’assiste alors, au loin mais bien plus près que ce matin lors de l’attaque du village, à la volonté et la force de ces hommes qui brisent en quelques minutes le peu de défense du château. Thibault a dû se dire que les murs seraient suffisants pour empêcher les envahisseurs d’entrer, puisque personne ne défend la grille, qui tombe rapidement au sol dans un bruit sourd. Les Vikings crient déjà leur joie en s’engouffrant dans le domaine, et je suis poussée en avant par le blond aux cheveux tressés sur son crâne afin de suivre le mouvement. J’angoisse… Rien ne les empêchera d’entrer, c’est certain. J’espère que mes proches sont à l’abri, cachés quelque part dans le château devant lequel je patiente durant un temps qui me paraît infini avant que nous n’entrions à notre tour.

Je suis jetée sur le sol sans ménagement dans la grande bibliothèque, et j’y retrouve les servantes de Thibault, aussi effrayées que moi sinon plus. Mélisande à la joue rougie comme si elle avait pris une gifle et ses yeux sont baignés de larmes. Anne, elle, regarde les quelques hommes qui sont avec nous avec hargne. Aucune trace d’Isolde et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle, la seule chose que je constate, c’est qu’il n’y a que des femmes dans cette pièce. Ont-il tué tous les hommes ? Grand Dieu, je suis terrifiée à l’idée que l’un de mes proches soit blessé ou pire…

— Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle Clothilde, me souffle Anne. Monsieur Duval a quitté les lieux avec votre père et vos frères et sœurs avant qu’ils arrivent. Seul Monsieur Maïeul est resté, mais il a voulu rejoindre le village pour se battre. Je ne sais pas s’il a eu le temps de partir.

Je lui offre un léger sourire, lui montrant ma gratitude, et attrape sa main. J’avais raison pour Maïeul, cette tête brûlée aurait pu rester avec la famille pour les protéger, mais il n’a pas réfléchi plus loin que le bout de son nez.

En tout cas, je constate que mon futur époux est très courageux. Il est parti en laissant ses domestiques sur place… et je suis presque étonnée qu’il ait emmené ma famille, puisqu’il semble peu s’intéresser aux autres. Peu importe, en ce qui me concerne, maintenant que je suis ici, quelque chose me dit que ce mariage n’aura finalement pas lieu… Que vont-ils faire de nous ?

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