13. La Montagne et ses dames

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Clothilde


Mélisande est une jeune femme de mon âge, blonde aux yeux bleus qui sont emplis de larmes depuis que je l’ai rejointe dans cette bibliothèque. Elle est terrifiée et ne parvient pas à reprendre le dessus, contrairement à Anne qui, depuis que ses deux filles ont été amenées, se montre optimiste et rassurante. Pour ma part, je n’arrive pas bien à déterminer ce que je ressens. Evidemment, j’ai peur. Ces barbares nous ont enfermées ici depuis des heures et je me demande s’ils ne vont pas nous laisser dépérir ici pendant qu’ils vident le château de Thibault. Vont-ils nous laisser vivre et nous traiter en esclaves sexuelles ? Ou toutes froidement nous assassiner? Et où sont les hommes ? Thibault a plusieurs de ses semblables à son service, entre le palefrenier, le jardinier et d’autres encore que je n’ai fait que croiser. Les ont-ils supprimés pour ne pas subir de résistance ?

Je masse ma nuque raide en soupirant lourdement. Le soleil est bas dans le ciel, seul indicateur de la journée que nous passons ici. Bientôt nous n’y verrons plus rien dans la pièce, et aucune de nous n’a sur elle de quoi allumer les bougies. Il commence à faire frais, nous n’avons eu ni à boire, ni à manger de la journée. C’est un cauchemar. J’aurais dû rester cachée à la ferme, savoir que Thibault n’avait pas assez de courage pour rester au château en cas de danger, et qu’il veut tellement m’épouser qu’il allait forcément mettre mes proches en sécurité. Il n’y a que la situation de Maïeul qui m’angoisse réellement. J’espère qu’il ne fait pas partie des victimes du village, sans quoi mon impulsivité pourrait me faire réagir de manière incontrôlable, me mettant en danger sans même m’en rendre compte.

Nous sursautons toutes lorsque la porte s’ouvre sur l’un des barbares qui était présent dans le groupe qui m’a capturée ce matin. Cet homme est une montagne. Il est bâti comme le meilleur des combattants d’une armée. Grand, les épaules larges, des muscles saillants sous son vêtement sale. Une odeur agréable de terre et de mer emplit mes narines lorsqu’il passe à côté de moi avant de s’occuper d’allumer le feu dans la cheminée, ce qui me donne l’occasion de le détailler plus longuement. Accroupi et de profil, il en impose autant que debout. Ses grandes mains sont tatouées, ses avant-bras aussi et j’imagine que ce n’est pas tout, puisque les dessins disparaissent sous le tissu. Il est plutôt jeune, impressionnant, surtout.

Aucune de nous n’ose prononcer un mot tandis qu’une douce chaleur investit les lieux. Le barbare fait le tour de la pièce pour allumer les bougies, et c’est à ce moment-là que je remarque qu’il n’est pas entré seul, puisqu’un autre, plus petit et trapu, se tient devant la porte fermée. Mais mon regard se porte rapidement à nouveau sur le premier, qui s’est arrêté à côté du feu et nous observe. Je crois n’avoir jamais vu un homme aussi imposant, aussi musclé. Même son cou me semble disproportionné comparé au mien. Sa mâchoire, couverte d’une barbe épaisse, est carrée, virile, tandis que ses lèvres pleines et son nez fin contrastent avec la sensation de puissance qu’il dégage. Il a une petite cicatrice au niveau de l’arcade, scindant son sourcil en deux, et ses cheveux bruns sont rassemblés en une haute queue de cheval de quelques centimètres alors que les côtés et l’arrière de son crâne sont rasés à blanc. Mais ce qui retient le plus mon attention, ce sont ses yeux d’un bleu clair hypnotisant qui me rappelle quelque chose sans que je parvienne à comprendre quoi. Oui, il est hypnotisant, je n’ai pas d’autre mot, et même si je me fustige de le détailler de la sorte, je suis incapable de détourner le regard de cet homme.

C’est pourtant ce que je fais lorsque ses yeux rencontrent les miens. Je m’empourpre assurément et détaille le parquet de bois à mes pieds, remontant mes genoux contre mon menton et enserrant mes jambes de mes bras. Je constate que les autres femmes de la pièce sont elles aussi dans l’attente de la suite, leurs yeux virevoltant entre cet homme et tout ce qui se trouve dans la pièce. Nous sursautons d’ailleurs toutes lorsqu’il prend la parole. Sa voix est calme et posée, mais grave et légèrement éraillée, ce qui lui donne encore plus de charisme et nous fait toutes relever la tête dans sa direction.

— Bonjour, grommelle-t-il, visiblement mal à l'aise mais en normand. Désolé si je fais des erreurs, je ne parle pas bien votre langue. Est-ce que tout va bien ?

Personne n’ose prononcer un mot, alors que nous nous plaignions encore il y a quelques minutes. Vu notre situation, même si l’envie de lui dire ses quatre vérités me passe par la tête, je me tais également alors que son regard passe de l’une à l’autre et qu’il se mordille la lèvre, apparemment mal à l’aise.

— Ah oui, ça ne va pas… Je suis un idiot vu ce qu'il se passe. Ou alors, vous ne me comprenez pas ? Je ne vous veux aucune mal. Je veux juste parler… S'il vous plaît ?

J’entends l’une des filles d’Anne chuchoter et remarquer l'erreur sur le genre du mot et cette dernière lui murmure de se taire, mais personne ne répond au barbare.

— Vraiment ? Vous faites la stratégie du silence ? s'énerve-t-il avant de se tourner vers son comparse.

Il lui parle durant quelques secondes dans une langue qui m’est inconnue, de manière beaucoup plus assurée, et outre la curiosité que je ressens parce que j’aimerais savoir ce qu’ils se racontent, je sens la peur revenir au galop et ne peux m’empêcher de parler, cette fois.

— Nous avons faim, soif, et les petites ont froid. Sans parler que nous sommes retenues contre notre volonté et ne savons pas ce que vous allez faire de nous. Comment voulez-vous qu’on aille, sérieusement ?

Il se retourne vers moi, surpris de la façon dont je m’adresse à lui, et je suis obligée de supporter son regard qui me déshabille littéralement des pieds à la tête.

— Pour le froid, j’espère que le feu que j’ai allumé suffira. Je ne peux pas faire grand-chose de plus, désolé. Je vais voir pour qu’on vous apporte à manger. Et il me semble qu’on a été gentils avec vous jusqu’à présent, vous n’avez pas à avoir peur. Par contre, on va continuer à vous retenir ici, je pense. Vous me comprenez bien quand je parle ?

J’hésite à me murer à nouveau dans le silence, maintenant que j’ai dit ce que j’avais à dire, mais je suis à nouveau happée par son regard et les mots sortent tout seuls.

— On comprend bien que nous sommes enfermées ici contre notre volonté, oui. Où sont les hommes qui travaillent ici ? Pourquoi ne sommes-nous que des femmes ? Est-ce que… est-ce que vous les avez tués ?

Il fronce les sourcils et je comprends que j’ai parlé un peu vite et qu’il essaie de trouver les mots pour me répondre.

— Les hommes sont dans une autre pièce, nous n’avons tué que ceux qui nous ont attaqués. Ce n’est pas… convenable de mettre les hommes et les femmes ensemble. Nous ne sommes pas des monstres, vous savez ? Et vous allez pouvoir sortir… mais plus tard. Nous avons besoin de vous pour continuer à faire votre travail. Et d’être sûrs que vous n’allez pas vous enfuir. Si l’une d’entre vous part, une autre sera exécutée. Vous aurez sa mort sur votre conscience. Est-ce clair ?

— Pas des monstres ? Je ne crois pas que les paysans morts sur la place du village soient d’accord avec vous, marmonné-je. Et nous retenir ici n’est pas plus humain, vous en avez conscience ? Il n’y a rien de convenable à envahir un village, à retenir captifs des gens et à voler leurs biens durement acquis.

Oui, je ne réfléchis pas vraiment avant de parler… mais son comportement m’agace. Sans doute pas autant que s’il était agressif avec nous, mais entre sa menace et sa volonté de défendre son peuple, il l’a cherché, non ?

— Taisez-vous, tonne-t-il. Vous devriez être heureuses que je ne sois pas en train de choisir les femmes que l’on va faire l’amour avec, éructe-t-il dans son normand accentué et parfois incorrect. Cela ne sert à rien de nous attaquer avec vos mots, on est là, vous ne pouvez rien changer à la situation. Il faut faire avec et c’est tout. D’accord ? Et là, on va vous apporter à manger. Je vous laisse réfléchir à ma proposition. J’espère que les autres seront plus raisonnables que vous. D’autres questions ? Des vraies, hein, pas des critiques !

J’hésite entre lui rire au nez et l’envoyer promener. Pour qui se prend-il, sérieusement ? Comment peut-il nous demander de nous réjouir de cette situation ?

— Des couvertures, dis-je finalement. Nous voulons des couvertures. Anne, où sont-elles rangées ?

— Heu… Je… bafouille-t-elle avant de souffler pour se donner du courage. Au premier étage, dans un placard, la porte à côté de l’escalier.

— Bien, allez les chercher, alors, indique-t-il à la jeune femme sans toutefois me quitter des yeux. Nous vous attendons. Runolf va vous aider à les porter.

Il parle ensuite à son comparse qui acquiesce, et Anne me lance un regard en se levant. La plus petite de ses filles s’accroche à elle et termine finalement dans mes bras après quelques secondes de négociation. La servante a les mains qui tremblent, mais elle lève le menton en se dirigeant vers le fameux Runolf. Quant à moi, je serre la petite dans mes bras alors que mon cerveau se pose mille et une questions.

Je retrouve rapidement le regard bleu clair de la Montagne qui est toujours posé sur moi et inspire profondément en tentant d’organiser mes mots dans ma bouche pour ne pas lui montrer mon stress.

— Est-ce qu’il est possible de savoir qui sont les hommes que vous retenez ? Je… Mon petit frère était ici, il a quinze ans… Je veux juste savoir s’il va bien.

Raté pour ne pas montrer mon angoisse. Ma voix tremble et je dois le supplier du regard sans même m’en rendre compte.

— Un jeune de quinze ans ? demande-t-il en faisant aller ses doigts comme pour s’assurer que le nombre que j’ai donné est le bon. Si vous parlez d’un gars qui a les cheveux sombres comme vous et qui est aussi insolent que vous, il est prisonnier. Il a essayé de nous attaquer avec un bâton mais j’ai demandé à ce qu’il ne soit pas exécuté immédiatement, c’est le seul courageux ici. Je ne sais pas ce qu’on va décider de lui faire… Peut-être qu’il va accepter de nous aider s’il sait que vous êtes aussi prisonnière, continue-t-il en réfléchissant tout haut.

Je pourrais le remercier de l’avoir épargné, mais le fait qu’il veuille se servir de lui me donne envie de bondir sur lui pour le gifler. Mauvaise idée, Clothilde…

— Ce n’est qu’un enfant ! Nous ne sommes pas des guerriers, il passe ses journées au champ ou à s’occuper du bétail, soupiré-je. Laissez-le, je vous en prie, il… il n’est qu’un enfant qui se prend pour un adulte…

— Eh bien, pas étonnant que nous ayons gagné si ce sont les enfants qui vous défendent ici, se moque-t-il. Vos parents peuvent être fiers, vous avez tous les deux du caractère. Et on ne va pas lui faire de mal s’il obéit, j’ai dit que nous sommes pas des monstres. Mais il faut qu’il travaille pour nous.

Je lève les yeux au ciel et me détourne de lui, agacée, alors qu’Anne franchit la porte avec une pile de couvertures dans les bras. J’espère que Maïeul va prendre sur lui et se tenir à carreau. Quant à la Montagne qui s’amuse de la situation, je suis soulagée de le voir quitter la pièce. Non pas qu’il ait été réellement méchant, mais il reste l’ennemi, et il est hors de question que je le trouve intéressant ou qu’il me trouble… sauf qu’il est peut-être déjà trop tard pour ça.

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