14. Le fermier et l’impertinente
Einar
Quelle galère, cette occupation. Je me demande dans quoi nous nous lançons, c’est tellement loin de ce que nous faisons d’habitude : un raid, on pille, on prend ce qu’on veut et on s’en va. Je ne comprends pas pourquoi Bjorn a fait ce choix et pourquoi tout le monde l’a suivi. Maintenant, nous voilà à devoir faire coopérer des gens qui ne pensent au mieux qu’à nous voir repartir, au pire à venir nous planter un couteau dans le cœur dès que nous sommes endormis. Il n’y a qu’à voir comment s’est comportée cette villageoise quand j’ai essayé de leur faire entendre qu’ils allaient devoir nous aider. Encore un peu, elle allait s’opposer à ce que je demandais !
Ah cette villageoise… Franchement, les femmes du coin ne sont pas mal et elle, c’est un phénomène. Et une vraie beauté. Toute en simplicité et pourtant quel charme. Tout à fait mon type, avec un vrai caractère et un corps que je qualifierais de parfait. Elle a une belle poitrine, bien dessinée, des hanches généreuses qui devraient pouvoir produire de magnifiques enfants et l’ensemble est harmonieux à souhait. J’adorerais voir ce qu’elle cache sous sa robe de paysanne. Quant à son regard, j’ai été hypnotisé par sa pureté, la franchise qui s’en dégage et par la fierté de ces deux émeraudes qui m’auraient envoyé au Valhalla directement si elle avait pu me tuer du regard. Franchement, dommage qu’elle me considère comme le méchant dans l’histoire parce que je n’aurais pas dit non à ce qu’elle vienne réchauffer ma couche le soir.
Bref, il faut que j’arrête de penser à cette belle femme, mon frère m’attend avec un groupe d’hommes et nous avons prévu de faire un tour du village et de ses fermes pour établir un plan d’action maintenant que nous avons décidé de nous installer ici pendant un moment. Je monte sur le cheval qui m’attend et rejoins les autres hors de l’écurie, pas forcément très à l’aise sur cette monture que je ne connais pas, surtout vu mon manque de pratique.
— Me voilà. En route ! Désolé de vous avoir fait attendre, m’excusé-je alors que mon frère donne le signe du départ.
Nous faisons le tour et découvrons de nombreux endroits qui démontrent que nous sommes bien tombés pour notre raid. Les terres sont fertiles, bien entretenues et particulièrement riches. Nous terminons par une jolie ferme qui semble avoir abrité de nombreux animaux et je me demande si ce n’est pas de là que viennent tous ceux qui se trouvent en ce moment autour du domaine où nous avons établi nos quartiers. Il faudra que je me renseigne.
— Bjorn, tu as vu les pâturages autour de cette ferme ? Il faudrait qu’on l’investisse, non ? Et qu’on ramène les bêtes ici, ce serait parfait. Qu’en penses-tu ?
— C’est un peu loin de notre camp de base, il faudrait dégager des hommes pour surveiller, réfléchit-il à voix haute.
— Oui, mais c’est l’endroit le plus riche du coin. Et tu vois la vue sur la baie d’ici ? Si quelqu’un cherche à attaquer, on le verra de loin. Si on rajoute une cloche, on pourrait avertir tout le monde rapidement, non ?
— Hum… Fais comme tu le sens, mais ne prends pas trop d’hommes pour gérer ça.
— Ça les occuperait, non ? Sinon, ils vont s’ennuyer au château. Il n’y a pas grand-chose à y faire.
— On va partir en raid bientôt, ils vont être occupés à autre chose que jouer les nounous, grince-t-il.
— “On” ? C’est qui, ce “on” ? Tu ne crois pas qu’on a ce qu’il nous faut ici ?
— On n’en a jamais assez. Tu sais bien que le Jarl prend beaucoup de ce que l’on rapporte. Certains ne veulent pas rester ici tous les jours, ils ont besoin d’objectifs rapidement atteints, de bouger, d’attaquer, de se battre.
— Si on pille trop dans le coin, on va finir par se prendre une véritable armée sur le dos, non ? Il y a un risque que des seigneurs du coin s’allient et viennent nous attaquer…
— Arrête de t’inquiéter. Profite de l’air pur, du soleil, des jolies filles, et détends-toi, ça ne te fera pas de mal, Einar.
— Tu n’as aucune inquiétude ? Tu te crois si favorisé des Dieux que rien ne peut t’arriver ? m’agacé-je. Et donc, c’est quoi le programme ? Tu envoies des hommes faire un raid dès demain ? Tu sais où tu vas frapper ? Tu as tout prévu ?
— Je t’ai dit que nous étions en train d’organiser ça avec ceux qui ne veulent pas jouer les fermiers. Tu m’épuises à toujours tout remettre en question. N’as-tu aucune confiance en moi ?
— Je te rappelle que c’est toi qui as voulu jouer au fermier en choisissant de t’installer au château.
Je préfère ne pas poursuivre pour ne pas m’énerver et donne un coup de talon à mon cheval pour le faire accélérer. Je fais semblant d’être surpris par ce mouvement un peu brusque et prends ainsi un peu d’avance sur mon frère qui a cette capacité assez impressionnante à me faire sortir de mes gonds. Je ne suis malheureusement pas tranquille longtemps car il me rattrape rapidement, le sourire aux lèvres.
— Quoi ? Qu’est-ce qui te fait rire ? l’agressé-je.
— Choisis-toi une jolie fille et baise, Einar, tu es tout tendu, ricane-t-il.
— Je ne suis pas tendu, je trouve juste que l’on ne sait pas où on va et ça, ça m’énerve. Tu veux faire quoi de moi ? Pas les raids, si j’ai bien compris ce que tu suggérais à l’instant.
— Je sais que tu n’aimes pas ça. Tu es un bon petit gars qui préfère cultiver ses terres et bâtir sa maison, toi. Alors je t’épargne ça. Et puis tu dois gérer les prisonniers, de toute façon.
— Je te signale que le bon petit gars, c’est à lui que tu dois d’être ici à présent. Si je n’étais pas intervenu pour sauver tes fesses, tu ne serais pas là aujourd’hui. Donc, moi, je reste sur place, c’est ça ? Et toi, tu ne restes pas ? m’étonné-je.
— Bien sûr que non, je ne reste pas ! Tu sais bien que j’adore les raids. Et j’ai confiance en toi pour gérer tout ce qui se passe ici, mon cher sauveur, ironise-t-il en me souriant largement.
— Tu vas faire les raids, donc, à toi le fun, à moi la gestion de la merde ici ? Tu sais que les gens ne sont pas d’accord avec notre arrivée ? Comment je fais pour les faire bosser pour nous, moi ?
— Faut-il vraiment que je te tienne la main, frangin ? se moque-t-il. Tu es un grand garçon, tu sauras te débrouiller, et tu ne seras pas seul. Cesse donc de poser mille questions et de t’inquiéter, et porte tes couilles. Tu t’es vu ? Il te suffit d’élever la voix pour faire trembler n’importe qui.
— Eh bien, rétorqué-je en forçant ma voix, tremble, Petit Frère, parce que si tu ne reviens pas entier de ces raids, ma vengeance sera terrible !
— C’est noté, sourit-il. Ne t’inquiète pas, je compte bien rentrer à la maison.
— Tu as intérêt, sinon Maman me tue quand je rentre. Tu sais comme elle est, hein ?
— Est-ce que tu peux arrêter de t’inquiéter ? C’est toi qui vas m’envoyer au Valhalla à force de me stresser.
— Oui, Chef vénéré qui n’a peur de rien, me moqué-je.
Il éclate de rire et lance son cheval au galop. Rapidement, les autres le suivent et je me joins au groupe pour une course effrénée à travers les champs jusqu’au château. Malgré mon manque d’entraînement, je ne finis pas si mal et arrive juste derrière mon frère qui est ravi d’avoir remporté cette course improvisée. Nous laissons nos chevaux à deux de nos hommes et Bjorn disparaît à l’intérieur pour aller se reposer. Je n’ai pas ce loisir car si j’ai bien compris, c’est à moi qu’il va incomber de gérer le domaine pendant que mes camarades s’amusent. Et pour ce faire, je vais devoir convaincre les prisonniers de coopérer. Pour l’instant, je n’ai pas obtenu grand-chose de leur part, j’avoue.
J’hésite un instant et me décide à tous les rassembler dans la cour, hommes et femmes mélangés. Cela m’évitera de répéter deux fois la même chose et leur permettra de voir que tous sont bien traités. Je demande à Runolf de faire venir les dames alors que je m’occupe des hommes. Ils sont plus nombreux qu’au premier jour car nous avons rameuté les villageois voisins qui s’étaient terrés chez eux. Cela fait un bon nombre de personnes même si je suis sûr que beaucoup ont fui et sont partis hors de notre portée.
Je reviens dans la cour et surveille attentivement le petit jeune qui s’était rebellé. Il n’a pas l’air du tout maté et résigné comme les autres, même s’il fait attention à ne plus trop se faire remarquer. Je m’avance à ses côtés et suis bousculé par une des femmes qui lui saute dans les bras. Je m’apprête à rouspéter mais m’adoucis quand je constate qu’il s’agit de sa sœur, la jolie villageoise avec qui j’ai le plus échangé.
Ils sont mignons tous les deux à se serrer ainsi l’un contre l’autre, dans une étreinte fraternelle qui me parle. Si j’avais été séparé ainsi de Bjorn, je crois que je ferais de même et je les observe un instant, le temps que tout le monde prenne place dans la cour. Ils ont le même air un peu fier, la même couleur de cheveux et les mêmes yeux verts perçants. Ils donnent l’impression d’être seuls au monde et j’avoue que je les envie un peu.
— Silence ! crié-je de ma voix la plus autoritaire possible.
Je dois y parvenir car tout le monde cesse de parler et la tension monte d’un cran. Ils sont tous sur le qui vive et j’apprécie avoir toute leur attention.
— Je ne vais pas faire un long discours, ce n’est pas ce que j’aime faire.
Contrairement à mon frère, pensé-je silencieusement avant de reprendre, toujours dans leur langue que je n’ai jamais autant utilisée. Marguerite ne m’a pas tout appris et je dois parfois improviser un peu mais dans l’ensemble, je crois que je m’en sors pas mal.
— Nous avons décidé de rester et d’installer notre campement ici, dans le village, annoncé-je alors qu’un murmure d’étonnement se fait entendre. Silence, j’ai dit ! tonné-je. Le prochain qui émet un son, je le mets au cachot pour une semaine ! Alors, je disais que nous allons nous installer ici jusqu’à la fin de la belle saison, sûrement. Et nous avons besoin de vous pour que tout se passe bien. Pour faire simple, soit vous nous donnez de l’aide, soit on vous élimine. Mais si vous nous aidez, on vous laisse la vie sauve et une fois que nous sommes partis, vous reprenez votre petite vie tranquille. Qui n’est pas d’accord ? demandé-je en prenant un ton menaçant.
Ce n’est pas forcément le meilleur moyen d’avoir leur adhésion mais c’est le plus efficace, il me semble. Malgré ça, je suis surpris de voir une main se lever. Bien entendu, c’est la jolie villageoise qui va encore faire son intéressante.
— Pardon mais, qu’est-ce qu’on y gagne ? Je veux dire, nous restons en vie, c’est bien beau. Sauf que votre objectif est de nous voler, non ? Donc, une fois que vous serez partis avec mes fromages, comment est-ce que je passe l’hiver, moi ?
Elle n’a pas froid au yeux et je m’amuse à laisser un silence s’installer après le bruissement qui a suivi ses propos. Tout le monde s’est d’ailleurs écarté d’elle, à part son frère, comme pour échapper à ma réaction. Quelle bande de pleutres ! Et elle, quel caractère !
— J’ai deux propositions : soit, nous vous tuons tous avant de partir, soit vous arrivez à être efficaces et vous produisez assez pour qu’on puisse vous voler et que vous puissiez survivre. Je n’ai rien d’autre à vous proposer. C’est à prendre ou à laisser. Et ce que j’ai annoncé le premier jour est toujours valable : S’il y a des gens qui se sauvent, le même nombre de personnes qui restent mourra. Nous serons implacables sur ce sujet. D’autres questions ? Mademoiselle la fromagerie ?
Quand j’entends des enfants pouffer, je me dis que j’ai encore dû faire une erreur de normand. Malgré cela, mes paroles ont dû porter car tous baissent les yeux. Enfin, tous sauf la jolie femme qui me tient tête, même si elle fait moins la fière.
— Notre ferme tourne avec six personnes, vous savez ? Comment voulez-vous qu’on puisse être encore plus efficace à deux qu’à six ? me demande-t-elle alors que son frère lui intime de se taire.
— Nous sommes là et franchement, un Viking compte pour bien plus que quatre d’entre vous, lancé-je en essayant de cacher le mépris que leur couardise provoque chez moi. Pas d’autre question idiote, j’espère ?
— Juste une remarque, monsieur le Viking : vos muscles ne vont pas être très utiles pour traire quatre vaches en même temps afin que la productivité soit équivalente à celle de quatre hommes, vous savez ? Mais merci pour cet élan d’optimisme, je suis touchée et j’ai hâte de vous voir à l'œuvre.
— Clothilde, vas-tu te taire ? gronde son cadet en lui tirant vigoureusement le bras.
Je suis content qu’il intervienne car je suis à deux doigts de la faire mettre au cachot pour son impertinence. Quelle garce, cette femme, aucun respect pour notre autorité et notre présence. Je ne veux pas créer un mouvement de révolte et me contente de la fusiller du regard, mais elle ne perd rien pour attendre.
— Eh bien, si vous n’y arrivez pas, vous mourrez de faim cet hiver. L’Assemblée est finie. Priez pour que le Dieu Freyr vous apporte la prospérité et du temps exceptionnel. C’est votre seule solution, mais rappelez-vous, mieux vaut ça que de mourir sous nos coups. Ou de vous faire couper la langue.
Je fais un signe et Runolf lance le mouvement pour que chacun retourne dans les pièces où ils sont emprisonnés. Je ne manque pas de noter l’étreinte que donne la jolie impertinente à son frère qui continue à la réprimander et me dis qu’il va vraiment falloir que je garde ces deux-là à l'œil. Les autres vont faire tout ce que je vais leur demander. Pas forcément de la manière la plus efficace, mais ils vont obéir. La jolie femme et son frère, par contre, risquent de me donner du fil à retordre. Pourquoi est-ce que cela m’excite autant ?
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