15. Rencontre imprévue
Clothilde
J’essuie la gamelle qu’Anne vient de laver alors que le bruit que font les Vikings dans la salle à manger se répercute jusqu’ici. Voilà à quoi nous sommes réduites : préparer à manger pour ces barbares qui boivent trop, parlent et rient trop fort. Sans parler de leurs regards torves ou appréciateurs, de leurs mains un peu trop baladeuses et de leur propension à chercher à nous effrayer. Mélisande ne cesse de sursauter, manque de renverser chaque plat qu’elle apporte si elle se fait toucher, revient avec précipitation en cuisine… Anne essaie, de son côté, de rester au maximum en cuisine, quand pour ma part je me suis convaincue qu’il valait mieux se taire. Trop d’hommes dans la pièce, trop de risques à ouvrir sa bouche. La rebelle qui est en moi bouillonne, mais je me contrôle, pour le moment. Espérons que je tienne le coup.
Je range les gamelles au fur et à mesure et le silence est d’or dans cette pièce. A côté, l’ambiance est beaucoup plus festive même si, ce soir, il reste peu de monde. Je ne sais pas où sont partis les autres, mais aucune de nous ne se plaint d’avoir moins de Vikings autour de la table, ou d’en croiser bien moins dans les couloirs du château depuis ce matin.
Nous avons été réparties dans des chambres que nous partageons à plusieurs depuis qu’une partie des villageois nous a rejoints. Si l’on y réfléchit, il y a aujourd’hui plus des nôtres que des leurs sur la propriété, et si nous tentions de nous rebeller, je suis presque certaine que nous pourrions reprendre le contrôle du lieu. Malheureusement, je ne sais pas ce qu’il en est dans les parages. Sont-ils installés au village ? De retour à leur campement sur la berge ? Aucune idée, toujours est-il que je meurs d’envie de m’enfuir d’ici. Sauf que je garde en mémoire les propos de la Montagne. Je n’ai pas envie de faire tuer qui que ce soit ici, ce qui serait la conséquence de ma fuite.
Une fois la cuisine remise en ordre, les filles et moi éteignons les bougies avant de remettre quelques bûches dans la cheminée. Je récupère la dernière bougie allumée et nous montons au premier étage, laissant les quelques Vikings attablés boire comme des trous. Anne nous abandonne pour retrouver ses filles dans leur chambre et Mélisande et moi nous engouffrons dans la nôtre. Je me laisse tomber sur le lit en soupirant et ferme les yeux quelques instants. Je me demande où se trouvent Héloïse et Rainier. Mon amie, enceinte, n’est pas au château et j’espère qu’ils ont pu se réfugier quelque part, en sécurité, comme mon père, mes frères et ma sœur. Je n’arrête pas de penser à eux et je me demande qui est le plus chanceux de nous tous. Eux, cachés quelque part, peut-être en manque de nourriture, qui sait ? Ou nous, au chaud et plutôt bien traités ?
J’ai beau être entourée d’autres femmes, bien m’entendre avec Mélisande et Anne, je me sens terriblement seule sans ma fratrie. Isolde et les jumeaux me manquent déjà bien trop. Maïeul aussi, même si nous nous croisons. Nous n’avons pas l’autorisation d’aller voir les hommes, j’imagine que les Vikings ont peur que nous nous mettions d’accord pour nous rebeller. Cependant, la Montagne a raison, tout le monde a peur et donc personne n’ose faire quoi que ce soit. Ce n’est pas un manque de courage, du moins je ne pense pas, c’est simplement que nous avons conscience que ces hommes sont habitués à se battre, à tuer, quand nous ne faisons que cultiver nos terres, traire nos animaux, vivre tranquillement…
— Je reviens, dis-je en me relevant finalement.
— Attends, attends, tu vas où ?
Voir Maïeul, ai-je envie de lui répondre, mais je me garde bien de le lui dire. Mélisande a trop peur, elle serait capable d’avouer ça au premier Viking qui passe, juste pour être sûre de ne pas être impliquée.
— Récupérer des couvertures, j’ai eu froid la nuit dernière. Couche-toi, je reviens.
Je ne lui laisse pas le temps d’ajouter quoi que ce soit ou de m’interroger davantage, j’entrouvre la porte et vérifie qu’il n’y a personne dans le long couloir. Constatant que la voie est libre, je sors et rejoins l’escalier pour monter au deuxième étage, où se trouvent les hommes. L’escalier en bois grince sous mes pas et je tente de me faire la plus petite possible, restant dans le noir quasi complet, en dehors des bougies disséminées avec parcimonie. Aucun Viking dans les parages, ce qui me soulage lourdement. En revanche, une fois arrivée au bon étage, je me sens un peu stupide. Comment savoir dans quelle chambre se trouve Maïeul ?
J’avance lentement dans le couloir en chuchotant son prénom devant chaque porte, jusqu’à ce que l’une d’elles s’ouvre juste sous mon nez. Devant moi se trouve Charles, le garçon qui m’a donné mon premier baiser. Il fronce les sourcils en me découvrant là, jette un œil de chaque côté du couloir.
— Je cherche Maïeul. Est-ce que tu sais dans quelle chambre il se trouve ? lui demandé-je sans attendre qu’il ait terminé son inspection.
— Il n’est pas ici, chuchote-t-il, un peu effrayé. Il est dans la pièce à côté, mais tu sais que tu ne devrais pas roder dans les couloirs ? Qui sait ce qu’ils te feront s’ils te trouvent !
Ces barbares terrorisent vraiment tout le monde. Charles est quelqu’un de gentil et courageux, mais là… il a perdu de sa superbe. Bon, il n’en reste pas moins agréable à regarder, même si l’on dirait qu’il ressemble davantage à un petit garçon apeuré.
— Ça ira. Merci, Charles, je compte sur toi pour ne pas me dénoncer.
Je dépose un baiser sur sa joue et me fige en entendant les escaliers grincer dans mon dos. Charles perd tout son courage en me fermant la porte au nez sans même me cacher dans sa chambre. Finalement pas si téméraire que ça, le garçon, et je me retrouve à chercher des yeux un placard où me cacher lorsque je croise le regard clair de la Montagne, presque plus imposant encore, seulement illuminé par la bougie qu’il tient dans sa main. Ses épais sourcils se froncent, son regard se durcit, et je réfléchis en vitesse à une excuse que je ne trouve malheureusement pas. Dans tous les cas, un frisson me parcourt lorsqu’il prend la parole de sa voix grave et profonde, et il n’a rien d’agréable puisqu’il prend naissance de la froideur avec laquelle le Viking me parle.
— Qu’est-ce que tu fais là ? C’est l’étage des hommes, aucun contact n’est permis, gronde-t-il.
— Vous avez peur de quoi, en nous séparant de la sorte ? Je n’ai pas pour objectif d’aller coucher avec tous les hommes de l’étage, soufflé-je. Je… je voulais juste prendre mon frère dans mes bras et lui souhaiter une bonne nuit.
— Coucher ? demande-t-il, un peu troublé avant qu’un éclair de compréhension traverse son regard qui se pose sur la naissance de ma poitrine. Les contacts sont interdits, c’est tout. Frère ou pas frère, c’est la même chose.
— C’est totalement ridicule, vous terrorisez tout le monde, que voulez-vous qu’on fasse ? Est-ce que vous avez conscience d’avoir mis nos vies dans tous les sens ? Chaque soir jusqu’à votre arrivée, je passais un moment avec mes trois frères et ma sœur. Est-ce que vous avez des frères et sœurs ? Vous savez ce que c’est d’être séparé de sa famille ?
Bon, j’ai l’air un peu désespérée, j’en conviens… Il peut bien se moquer de moi, peu m’importe, au moins j’aurais essayé de l’amadouer et s’il me renvoie à l’étage d’en dessous, j’aurais essayé…
— Ya, mais les règles sont les règles, commence-t-il brusquement avant de se reprendre. Oui, je sais ce que c'est. C'est vraiment ton frère que tu viens voir ?
— Bien sûr que c’est lui ! Nous… nous sommes très proches, nous avons perdu notre maman quand j’avais dix ans, je me suis occupée de lui comme une mère, vous comprenez ? C’est compliqué pour moi de ne pas tous les voir. Je ne demande pas la Lune, juste quelques minutes avec lui, je vous en prie…
Pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça, moi ? Je lui donne juste un moyen de pression sur moi… et je me sens totalement pathétique, la voix tremblante, les larmes qui me montent aux yeux. C’est ridicule. Lui reste silencieux et me scrute en cherchant visiblement à se faire une idée sur la véracité de mes propos. Je me demande aussi si je ne sens pas une pointe de désir dans son attitude qui, loin de m'effrayer, aurait plutôt tendance à m'exciter.
— D'accord, finit-il par lâcher. Mais seulement cinq minutes. J'attends ici…
Dans une impulsion suicidaire, je le remercie un nombre incalculable de fois en me hissant sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue. Lui et moi nous figeons simultanément avant que je recule brusquement en rougissant comme jamais.
— Pardon, je… je vous prie de m’excuser, bafouillé-je en détournant le regard.
Je crois qu’il a rougi, lui aussi. Je n’en suis pas certaine, je ne l’ai regardé que furtivement, mais il me semble bien avoir vu ses pommettes colorées sous la surprise.
— Cinq minutes, énonce-t-il difficilement alors que je le sens prêt à me sauter dessus.
J’acquiesce vivement et frappe à la porte de mon petit frère, qui m’observe avec prudence avant de jeter un œil dans le couloir. Il fronce les sourcils en voyant la Montagne et grogne lorsque je le prends dans mes bras.
— Comment tu vas ? lui demandé-je en prenant son visage entre mes mains pour l’examiner comme quand il se cassait la figure, plus petit.
— Tu fais quoi, ici ? Et pourquoi il ne dit rien ?
— Ne commence pas à répondre à mes questions par d’autres questions, le sermonné-je en souriant. J’avais besoin de te voir, je déprime sans vous… Et il m’a autorisée à venir, je dois lui faire pitié, mais je m’en fiche, je retrouve un peu de la maison en te voyant, ça en vaut la peine.
— Pitié ? Pas sûr que ça ne soit que ça, murmure-t-il en me faisant entrer. Ça va, je suis content de te voir mais tu es folle de prendre de tels risques. Ils ont l'air sanguinaires, ces Vikings.
— Je crois que celui-là m’aime bien, chuchoté-je en souriant. Bon, je l’énerve aussi, mais tout le monde s’écrase ici, il a l’air d’aimer qu’on ait un peu de répondant. J’avais vraiment besoin de quelques minutes avec toi… Tu as des nouvelles de la famille ? Pourquoi n’es-tu pas parti avec eux ?
— Thibault a eu peur et a convaincu tout le monde de le suivre. Ton futur mari est un couard… Si nous nous étions tous mobilisés, jamais ils n'auraient pris le contrôle du château. A cause de lui, nous en sommes réduits à les servir. Et j'espère qu'il a tenu parole et a mis les autres en sécurité.
— Il a plutôt intérêt ! Mais ça ne m’étonne pas de lui, ce type est… Je le déteste. Il remontera un peu dans mon estime s’il a vraiment mis les petits en sécurité. Qu’est-ce qu’ils te font faire, ici ? Je ne t’ai pas vu de la journée…
— Tous les matins, un grand costaud m'emmène dans les champs. Je dois travailler sinon ils m'ont dit qu'ils te tueraient. J'ai pas envie qu'il t'arrive un truc, Clo…
— Tiens-toi à carreau pour qu’il ne t’arrive rien à toi. Ils ne semblent pas vouloir nous tuer, espérons que ça dure, dis-je alors qu’on frappe à la porte. Je suis sérieuse, Maïeul, ne fais pas n’importe quoi. Je n’ai pas envie de perdre mon frère.
Je le prends à nouveau dans mes bras tandis que la porte s’ouvre, dépose un baiser sur son front comme j’en ai l’habitude même s’il est clair que, bientôt, il sera trop grand pour ça, et je rejoins la Montagne qui m’attend devant la porte. Il nous observe tour à tour comme pour savoir si nous n’avons pas manigancé quelque chose dans son dos, et je referme la porte sur mon petit frère en poussant un soupir.
— Merci, murmuré-je du bout des lèvres.
— Dépêche-toi de rentrer dans ta chambre. Et pas un mot aux autres.
— Promis !
Je ne me fais pas prier et redescends au premier étage où je regagne ma chambre rapidement. Mélisande dort déjà, mais elle m’a laissé un broc près de la cheminée et je prends le temps de me nettoyer un minimum avec l’eau tiède avant d’enfiler ma tenue de nuit et de me glisser à côté d’elle dans le lit. Ce Viking me perturbe en agissant plus humainement qu’un simple barbare. Ou alors, je me trompe totalement. Cette règle de ne pas voir les hommes est totalement ridicule, passer outre n’est pas si terrible que ça, et voir son propre frère ne devrait pas poser de problème.
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