20. Pari perdu, pari gagné

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Einar

Je ne sais pas combien de temps je reste sans bouger à regarder le convoi autour des vaches partir, mais j’ai tout le loisir de me poser un tas de questions sur ce qu’il vient de se passer. Tout d’abord, le premier sentiment que je ressens, c’est un grand soulagement. Avec ma manœuvre, je pense que j’ai mis Clothilde en sécurité et ça me fait un bien fou de la savoir hors de portée de mon frère. Le deuxième ressenti que j’ai, au-delà de ce simple soulagement, c’est suite à ce bisou qu’elle vient de me faire et que je sens encore sur ma joue. Je me demande si c’est une sorcière, si elle a réussi à m’envoûter ou bien si c’est quelque chose de plus naturel vu qu’elle est si jolie, mais c’est clair qu’elle me fait agir totalement différemment de tout ce que j’ai toujours fait jusque là. Pourquoi est-ce que j’essaie de protéger une femme des envies et désirs de mon frère ? Pourquoi est-ce que je suis aussi chamboulé par un simple baiser sur la joue ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Finalement, cet éloignement va me permettre de retrouver mes esprits et ne plus faire n’importe quoi.

Lorsqu’ils disparaissent de ma vue, je frissonne et cela n’a rien à voir avec la température extérieure qui est très douce. Je viens juste de réaliser que Bjorn va être furieux quand il se rendra compte de ce que j’ai fait. Je vais essayer de la jouer innocemment, mais ça risque de faire des étincelles. Pourquoi faut-il qu’il se soit entiché de la seule femme qui m’intéresse un tant soit peu parmi nos captives ? C’est dans cet état d’esprit que je retourne dans la salle à manger où les prisonniers sont en train de commencer à nettoyer, en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller mes camarades qui sont avachis sur les tables. Je n’ai pas la même attention et je me dis que si on veut redonner à cette pièce un peu de dignité, il faut les laisser faire leur travail sans encombrer la pièce de notre présence. Je prends donc deux verres que je fais tinter l’un contre l’autre afin de les réveiller.

— Debout, tout le monde. C’est l’heure d’aller vous rendre utiles ! Il faut qu’on laisse la place pour que le ménage soit fait ! crié-je afin de sortir de leurs songes même les plus récalcitrants ou ceux qui ont le plus abusé du vin normand.

Ils commencent tous à s’étirer et on voit clairement qui a trop bu et qui va avoir un puissant mal de tête. Bjorn en fait partie et il a sa tête des mauvais jours quand il ouvre les yeux. Je m’approche de lui doucement, comme si c’était une bête blessée.

— Ça va, mon frère ? Tu ne tiens plus l’alcool, c’est ça ?

— Hum… Tu n’aurais pas dû me servir tant que ça hier, tu as eu la main lourde, marmonne-t-il en se frottant le visage.

— Je ne t’ai pas forcé non plus, dis donc ! Et puis, c’est quoi, ces yeux, ce matin ? Tu te fais vieux, me moqué-je gentiment en lui servant un verre de lait.

— Je ne me suis pas senti partir… Je devais être fatigué, faut croire. Merde, j’ai vraiment foiré ma fin de soirée !

J’ai tout à coup une idée un peu folle mais je me dis que ça vaut le coup d’essayer et je me lance en essayant d’avoir l’air le plus sûr de moi possible.

— “Foiré” ? Je ne dirais pas ça, moi. Tu en as quand même bien profité, de la jolie brune, avant de t’endormir. Je crois qu’elle a eu son compte ! J’ai bien cru ce matin qu’elle n’allait pas être en capacité de s’occuper des vaches comme je le lui avais demandé ! Petit coquin, va ! “Foiré”, tu me fais rire.

Et effectivement, je pousse un petit rire que j’essaie de rendre le plus naturel possible et lui donne une petite frappe sur le dos.

— Hein ? Mais de quoi tu parles ? La jolie brune… J’ai couché avec elle ? Je… Elle ne devait pas être si exceptionnelle pour que je ne m’en souvienne même pas.

— Couché ? C’est un bien grand mot. C’était plus debout que couché, et vu les cris que vous avez poussés tous les deux, c’est dommage que tu ne t’en souviennes pas.

Bon, j’en rajoute un peu, mais plus c’est gros, plus ça passe, non ?

— Comment j’ai pu oublier ça ? Il faut que j’y remédie ! Je n’ai jamais oublié une partie de plaisir, bon sang, grommelle-t-il en se levant. Où est-elle ?

— Je t’ai dit qu’elle s’occupait des vaches. Elle les a emmenées dans leurs pâturages habituels pour améliorer nos rendements. Ici, ça n’était pas optimal. Tu as bien fait d’en profiter avant son départ.

— Quoi ? Sérieusement ? Et pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant de prendre cette décision ?

— Qui est-ce qui gère ici ? A toi les batailles, à moi la gestion des récoltes, rétorqué-je sobrement. Je ne vais pas te dire qui tu dois emmener se battre, tu me laisses gérer mes vaches comme je l’entends.

— Très bien. Dans quelle ferme est-elle, alors ? J’ai envie de visiter un peu.

Que Thor me foudroie sur le champ ! J’ai été stupide et je ne me vois pas lui mentir maintenant. Non seulement, je n’ai aucune raison de le faire mais en plus, ce serait suspect de ne pas lui donner une information qu’il pourrait vérifier sans souci.

— Dans la ferme qui surplombe la vallée, c’est la plus riche du coin, le meilleur endroit pour faire de bons rendements. Mais si tu y vas, tu vas finir par me la tuer à la tâche, dis donc !

Lamentable tentative de le raisonner. Il ne pense plus que par sa queue, là. Et contre ça, je suis impuissant.

— Les fermières sont résistantes et ont une bonne condition physique. On ne mate pas un troupeau en fatiguant facilement. Voilà qui promet d’être intéressant, surtout qu’elle semble avoir du caractère, la petite, ricane-t-il.

— Oui sûrement. Tu devrais aller te débarbouiller avant de partir. Là, tu fais peur et en plus, tu pues l’alcool. Elle va fuir jusqu’en Germanie si elle te voit comme ça !

J’essaie de garder un air léger et souriant, mais j’ai du mal. Je m’en veux de l’avoir lancé sur la piste de Clothilde et me dis que je ne suis vraiment pas malin dans ma façon de gérer l’histoire. Je ne vais pas réussir à le faire boire à nouveau pour l’empêcher de mener à bien ses méfaits. Et faut-il que je l’accompagne ? Est-ce que ça servirait à quelque chose ? Vu son état d’esprit, il est en mode Goliath qui détruit tout sur son passage. Si j’y vais, tout ce à quoi j’arriverai, c’est de les entendre forniquer. Une vraie torture, je crois que je vais rester ici.

— Tu crois ? rit-il. Elle risque de sentir la bouse de vache et ça ne m’empêchera pas de lui sauter dessus, personnellement. Mais… tu as peut-être raison, je vais aller me rafraîchir un coup. Merci du conseil, mon frère.

Je soupire et le regarde s’éloigner, tout guilleret. Le bougre a déjà oublié son mal de tête et sa gueule de bois, et la catastrophe est en route. Impossible de l’empêcher de se produire. Tout ce que j’ai réussi à faire, ce matin, c’est vider la pièce pour qu’elle puisse être nettoyée. Quel succès extraordinaire…

Lorsque mon frère revient quelques instants plus tard, il a en effet bien meilleure mine et même moi, je ne peux m’empêcher de le trouver charmant et avec de beaux arguments pour une conquête féminine. Il a noué ses cheveux qu’il a lavés et taillé un peu sa barbe, franchement, il a fière allure. J’allais essayer de le retenir un peu, mais là, je vois que c’est inutile. Vu les efforts qu’il a faits, rien ne pourra se mettre sur son chemin. Pauvre Clothilde. Alors qu’il envoie le frère de la pauvre Normande préparer un cheval, nous entendons une commotion à l’extérieur. Rapidement, nous sortons et nous tombons sur un homme qui a typiquement le physique de ceux de notre pays mais qui s’habille comme un Normand. Les gardes l’ont empêché d’accéder à nous, mais il semble déterminé à nous parler.

— Mais que fais-tu là ? lui demandé-je dans notre langue avant de répéter la même chose en normand.

— J’appartiens au groupe du Jarl Gervin. Les hommes du village où nous sommes installés ont entendu parler de notre alliance et se rebellent, ils essaient de nous repousser et veulent libérer la région de l’occupation Viking.

— C’est quoi cette histoire ? intervient mon frère. C’est quoi le rapport ? Vous êtes installés ici depuis des années, non ?

— Oui, mais votre arrivée a ravivé leur esprit vindicatif. Ils ne se sentent plus en sécurité et ne veulent pas que leur région soit davantage envahie.

— Et tu crois que c’est notre faute à nous ? Pourquoi es-tu venu nous voir ? Il faut les mater et c’est tout.

— Nous ne sommes pas suffisamment nombreux pour le faire. Ils nous ont attaqués de nuit et sont parvenus à tuer une partie de mes compagnons, soupire-t-il. Si vous n’étiez pas arrivés ici, ça ne serait sans doute jamais arrivé. Nous… nous requérons votre aide.

Je vois que mon frère est toujours indécis mais je sais que la bataille est déjà pliée. Entre sa libido qui lui dit de partir pour la ferme et son sens de l’honneur qui lui impose de se rendre à la défense de nos compatriotes, son cœur ne balance pas bien longtemps.

— Je rassemble mes hommes et on te suit. Mais je te préviens, si tout ça n’est pas vrai et que tu me fais juste perdre mon temps, ça ira mal pour toi.

— Merci, merci ! Croyez-moi, je préférerais vous avoir menti !

— Je reste ici, moi, indiqué-je à mon frère. J’ai encore beaucoup de choses à organiser et je ne crois pas que ma présence soit utile. Je sais qu’en plus, toi, tu adores ça.

— Tant que tu peux éviter de te battre, tu le feras, n’est-ce pas ? me demande-t-il, un sourire en coin sur le visage.

— Je n’ai jamais refusé de me battre, tu le sais, rétorqué-je vivement. Et je suis un des meilleurs guerriers ici. Alors, si tu veux, je te laisse gérer les comptes de tourbière et les crottins de chèvres et je m’en vais combattre ces Normands.

Encore une fois, je prends un pari mais j’espère cette fois que je ne me trompe pas, je n’ai vraiment pas envie de tout perdre.

— C’est bon, reste à l’intendance, je gère les combats. Je te préfère ici, quitte à ce que l’un de nous se fasse étriper par notre mère parce que l’autre n’est pas rentré, je préfère que ce soit toi.

— Tu n’as pas intérêt à y rester, sinon, moi, je vais finir exilé ici, comme ce pauvre homme que tu vas aider. Sois prudent quand même, d’accord ?

— Toujours, mais les Dieux me protègeront. Je te l’ai dit, ils ont de grands projets pour moi !

C’est clair qu’ils ont de grands projets et tant mieux. Merci à eux d’éloigner mon frère de Clothilde. J’ai gagné avec ces événements un sursis, mais il va falloir que je réfléchisse à autre chose. Cela m’étonnerait fortement qu’il ne revienne pas à l’assaut une fois de retour de cette nouvelle expédition. Et je suis de plus en plus convaincu que je ne suis pas prêt à l’accepter. Cette jolie brune, elle est spéciale, je crois. Il va falloir que je m’organise pour multiplier les occasions de rencontres, même si je l’ai un peu éloignée de moi. Et on verra ce que les Dieux ont en tête me concernant.

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