23. Une visite bien négociée

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Clothilde

Je ne parviens pas à déterminer si le spectacle que j’ai sous les yeux est drôle ou terriblement attendrissant. Voir la Montagne en train de traire mes vaches me rend perplexe. Einar est d’une extrême douceur avec elles, c’en est plutôt déroutant.

Le Viking est arrivé tôt ce matin, et il vient de plus en plus souvent. L’avantage, c’est que je me sens moins seule. La conversation est plutôt fluide entre nous lorsqu’il ne me fait pas des avances masquées sous les compliments qui me font rougir comme une enfant prise la main dans le sac… ou quand je le taquine et le provoque. Je n’y peux rien, c’est l’effet qu’il me fait. Disons que j’adore l’agacer de temps à autre, ses réactions sont troublantes. C’est comme si je l’agaçais sans qu’il parvienne à vraiment s’énerver. Hier, j’ai osé lui dire qu’à partir de maintenant, je le tutoierai parce qu’en tant qu’envahisseur, il ne méritait pas mon respect. Il m’a observée, la mine grave, et je crois que pour la première fois, je l’ai vraiment contrarié. La vérité, c’est que je pourrais le considérer comme un ami s’il n’était pas un homme qui m’a séparée de ma famille. Bon, peut-être plus qu’un ami, j’en conviens, mais je ne le lui avouerai pas.

Autre chose, j’ai pris l’habitude de l’embrasser sur la joue pour le saluer lorsqu’il arrive et repart. Au début, il semblait troublé, maintenant, il me sourit simplement. Il y a quelques jours, j’ai fait exprès de ne pas le faire au moment de nous quitter… et c’est moi qui ai été troublée lorsqu’il s’est approché pour déposer un baiser sur mon front. Ce Viking qui fait plus d’une tête de plus que moi qui se penche pour m’embrasser avant de grimper sur sa monture et de s’en aller au soleil couchant… Oui, le trouble était bien présent, inutile de le nier.

Je m’en veux d’éprouver ces émotions en sa présence. Je ne devrais pas m’attacher à un homme qui pourrait tuer mes compagnons rien qu’avec ses mains et sans doute n’en éprouver aucun remords. Je ne devrais pas prendre plaisir à passer du temps avec lui alors que je suis éloignée de ma famille par sa faute et celle de ses pairs. Je suis perdue entre ce que je devrais faire et ce dont j’ai envie, c’est assez perturbant.

— Je te taquinais, hier, tu sais ? dis-je sans réfléchir en reprenant ma traite. Enfin, je cherchais à t’embêter, je ne voulais pas te vexer. La vérité, c’est que je trouvais injuste que tu puisses me dire “tu” alors que tu ne m’as jamais autorisée à en faire de même.

— Je n’ai jamais appris à dire “vous” comme tu le fais, c’est tout, grommelle-t-il. J’ai appris avec une dame qui m’a toujours dit “tu’. Ce n’est pas du tout par manque de respect, même si de ton côté, c’est le cas. Enfin, tu fais comme tu veux, conclut-il, visiblement toujours fâché.

— Je rêve ou tu es toujours contrarié ? ris-je avant de me mordre la lèvre pour m’inciter à reprendre mon sérieux. Je te respecte, sinon tu ne serais pas là et je t’aurais répondu que tu me dérangeais lorsque tu m’as posé la question, il y a quelques jours. Je veux dire… autant qu’on peut respecter un homme qui envahit nos terres, tu comprends ?

— Je ne sais pas si je ne te comprends pas parce que tu es une femme, une étrangère ou parce que je ne maîtrise pas bien la langue. Mais je t’ai toujours respectée, moi. Tu ne peux pas dire le contraire.

— Et je ne l’ai pas dit. C’est juste que… c’est plus difficile de respecter un homme qui débarque et bouleverse ta vie en revendiquant tes terres, qui te sépare de ta famille, qui t’enferme et t’empêche de vivre en toute liberté. Le problème étant que ça ne m’empêche pas de sympathiser avec toi, la preuve…

Il me regarde, perplexe, et j’ai l’impression qu’il réfléchit et essaie d’analyser tout ce que je viens de lui dire. Il finit par me sourire.

— Ta langue est trop difficile, c’est tout. Dépêche-toi d’apprendre la mienne et ce sera plus simple. D’accord ?

— Peut-être pour toi, oui, ris-je.

Einar s’est lui aussi mis à m’apprendre sa langue. Si Runolf étaie mon vocabulaire, la Montagne travaille à m’apprendre les formulations de phrases, les verbes et les temps employés. J’aime assez ça, apprendre, je l’avoue.

— Est-ce que tu accepterais que je m’absente cet après-midi ?

— Comment ça, t’absenter ? Tu ne peux pas partir, répond-il catégoriquement.

— Tu vois ? Tu gères ma vie, Einar, notre relation n’est pas équilibrée, alors le respect ne peut pas l’être non plus, soupiré-je. Je voudrais… voir mes petits frères et ma sœur, m’assurer qu’ils vont bien, c’est tout.

— Non, ce n’est pas équilibré. Je suis responsable de la sécurité de la ferme et du domaine, c’est normal que je prenne des décisions. Tu dois pouvoir comprendre ça, non ? Et pourquoi tes frères et ta sœur ne sont pas revenus depuis le temps que nous sommes ici ?

— Pourquoi reviendraient-ils ? Pour que vous les exploitiez ? Que ma petite sœur se fasse violer ? Ils sont bien mieux là où ils sont, j’imagine… As-tu conscience que je pourrais m’enfuir tous les jours et toutes les nuits d’ici, si je le voulais ? Je reviendrai avant le coucher du soleil. S’il te plaît, Einar…

— Qu’est-ce qui me prouve que tu reviendras ? Et comment j’explique après aux autres que tu t’es enfuie et que je ne fais rien pour punir ceux qui restent ? Je ne veux pas prendre le risque d’avoir à tuer des gens innocents qui respectent ce qu’on leur demande.

— Ce qui te prouve que je reviendrai ? Rien, effectivement. Mais j’ai bien intégré la menace de tuer des gens si l’un de nous s’enfuit. Est-ce que j’ai l’air d’une tueuse ? Jamais je ne pourrais porter le poids de la mort de quelqu’un sur mes épaules, Dieu m’en garde. Je veux juste voir ma famille quelques heures, c’est si difficile à comprendre pour toi alors que tu as un frère ?

Je déteste les trémolos dans ma voix. Ma famille est ma plus grande force et ma plus grande faiblesse à la fois, impossible de masquer mes émotions quand il s’agit d’eux.

— Sans compter que l’un de mes frères est au château, soufflé-je en posant ma main sur la sienne pour attirer son attention alors qu’il flatte la vache qu’il vient de traire. Jamais je ne le mettrai en danger.

— J’ai envie de te faire confiance, Clothilde, finit-il par me répondre sans avoir retiré sa main. Mais… si ça se sait, je vais perdre toute crédibilité. Et mon frère dont tu parlais ne comprendrait jamais pourquoi je t’ai laissée faire… Enfin, je sais ce que c’est de ne pas pouvoir voir sa famille. Ma Marguerite à moi, pas celle que Runolf a pris comme partenaire, mais la femme normande qui m’a élevé, elle me manque beaucoup… Tu me promets d’être rentrée avant le coucher du soleil ?

— Ils sont installés à l’opposé du village, je t’assure qu’il y a peu de chances que je croise quiconque sur le chemin. Et je te promets de rentrer avant le coucher du soleil. Si je ne suis pas là, c’est que je suis tombée dans un ravin ou que j’ai été attaquée par un loup, souris-je.

— Ne parle pas de malheur ! répond-il vertement. Les Dieux ne permettraient pas ça. Et… c’est d’accord, tu peux aller voir ta famille… Je compte sur toi pour tenir ta promesse, Clothilde, sinon je serai sans pitié.

— Merci, merci, Einar, m’excité-je en lui sautant au cou pour déposer un baiser sur sa joue.

Ou au coin de ses lèvres… Mon Dieu, mais qu’est-ce que je fais ?

Je me fige quelques secondes alors que lui ne bouge pas, son regard si bleu plongé dans le mien. Aucun de nous n’ose faire un mouvement, en vérité. Du moins, plus maintenant qu’il a passé un bras autour de ma taille pour me maintenir contre lui. J’ai les pieds dans le vide et je suis totalement perdue dans ces yeux qui me rappellent la mer… Mais je me secoue et pose mes mains sur son torse en me fustigeant d’en apprécier la dureté, et me laisse glisser jusqu’au sol avant de reculer d’un pas.

— Je serai de retour avant la nuit, que Dieu m’en soit témoin. Puis-je partir maintenant ?

— Oui… Je vais finir la traite tout seul. J’espère que je ne me trompe pas à ton égard…

— Tu ne te trompes pas, je te l’assure. Encore merci !

Je ne me fais pas prier et sors du bâtiment avant qu’il ne change d’avis. Je passe par la fromagerie, récupère quelques provisions et me dépêche de prendre le chemin. La maison où ils sont cachés n’est pas tout près, je ne dois pas flâner mais plutôt me dépêcher si je veux profiter un peu d’eux. Je ne peux malgré tout pas m’empêcher de vérifier qu’Einar ne m’a pas suivie. Le ferait-il pour récupérer des bras supplémentaires ? Je ne l’espère pas.

Quand la porte s’ouvre sur mon père, je suis à deux doigts de fondre en larmes, au lieu de quoi nous nous étreignons alors qu’Isolde et les jumeaux me sautent déjà dessus. Voilà qui fait un bien fou. C’est d’ailleurs bien plus agréable de câliner ma fratrie que de me retrouver pressée contre le torse de Thibault…

— Je vous ai apporté des provisions, dis-je en m’éloignant de lui pour poser le sac. Je suis sûre que nos fromages vous manquent.

— Tu as réussi à t’échapper ? me demande celui qui se voit toujours comme mon futur mari. Il était temps, je commençais à trouver le temps long.

— Que je suis content de te voir, ma fille ! indique mon père en récupérant les fromages. C’est toi qui nous manques, et ton frère, plus que ces fromages.

— Maïeul va bien, aux dernières nouvelles. Il travaille dans les champs. Nous sommes… plutôt bien traités, en toute honnêteté, ça va. Et vous, tout se passe bien ? demandé-je à mon père en ignorant sciemment Thibault qui m’agace déjà.

— Ce n’est pas facile tous les jours, on n’ose pas trop sortir ni se montrer… Et heureusement que les récoltes sont bonnes sinon on pourrait vite se retrouver sans rien. Les Vikings sont partout… se lamente mon père.

— Ils n’ont pas prévu de partir avant la fin de saison, alors soyez prudents… J’essaierai de revenir et de vous apporter des vivres, mais je ne peux rien vous garantir.

— Parce que tu repars, là ? Pourquoi tu ne restes pas ? s’inquiète Isolde. Moi, j’aurais trop peur au milieu de tous ces barbares qui veulent boire ton sang…

— Je n’ai pas le choix, petite sœur. Einar… L’un des Vikings a accepté que je vienne vous voir, mais je dois y retourner, sinon d’autres seront en danger par ma faute. Et je t’assure que leur objectif n’est pas de boire notre sang, ris-je en la serrant contre moi.

— Je ne veux pas que tu repartes… Tu me manques trop, Clo…

— Je n’ai pas le choix, mais bientôt tout va rentrer dans l’ordre. De ce que j’ai compris, ils ne comptent pas s’installer définitivement, alors bientôt on se retrouvera à la ferme, ma belle.

— J’ai hâte, intervient Thibault en venant se coller dans mon dos. Parce que tu me manques aussi beaucoup, tu sais ? D’ailleurs, j’ai très envie de passer un peu de temps juste avec toi. S’ils n’étaient pas arrivés, ces barbares, c’est aujourd’hui que l’on se serait mariés… On pourrait peut-être faire comme si c’était le cas, non ?

Je n’avais même pas fait attention à la date… Et j’ai presque envie de sauter au cou d’Einar pour m’avoir sauvée de ce grand jour, tout à coup.

— Il va falloir me partager, aujourd’hui, dis-je en me libérant de son étreinte. J’ai peu de temps et je ne vais pas m’éloigner des petits pour te faire plaisir, je suis désolée, Thibault.

— Je comprends, oui, répond-il à mon grand étonnement. Mais ce soir, une fois qu’ils seront couchés, rien ne nous empêche de profiter de notre nuit de noces… Tu sais que je rêve de toi toutes les nuits ?

— Nous ne serons pas mariés, alors ne rêve pas trop pour la nuit de noces, marmonné-je. Et je dois retourner à la ferme, de toute façon.

Ma réponse ne lui convient absolument pas et je peux le lire sur son visage. Mon père soupire derrière moi et je me demande si c’est ma réponse un peu sèche ou le fait que je dois repartir qui le dérange. Je suis sûre qu’il pense encore à ce mariage, mais s’il y a bien une chose que j’ai apprise avec les derniers événements, c’est que voir ma vie dictée et ne pas pouvoir faire ce que je veux, ce n’est absolument pas pour moi. Je ne sais pas encore de quelle manière, mais il faut que je parvienne à le convaincre d’annuler cette union qui ne m’enchante absolument pas. En attendant, je vais profiter au maximum des jumeaux, d’Isolde et de mon père avant de repartir, c’est tout ce qui compte.

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