26. La colère du guerrier est mauvaise conseillère
Einar
Je ne suis pas un excellent cavalier, je l’admets, mais je crois que là, personne n’aurait pu faire la distance entre le domaine où nous nous sommes installés et le village rebelle plus vite que moi. Même Cnud, qui a pourtant plus l’habitude de chevaucher que moi, a eu du mal à tenir le rythme. Je suis animé à la fois par l’inquiétude de connaître l’état de mon frère mais aussi par la colère suite à la trahison de Clothilde qui passe sans cesse dans mon esprit. Je me demande où je me suis trompé et comment j’ai fait pour ne pas voir les signes qu’elle n’allait pas tenir sa promesse. J’essaie de me dire qu’il y a eu un souci, qu’il s’est passé quelque chose mais la réalité est sûrement plus prosaïque : j’ai été gentil et elle en a profité. Il faut dire que j’ai été stupide de la laisser retourner voir sa famille sans me donner les moyens de la forcer à rentrer. J’enrage d’avoir été si bête.
A peine arrivé à notre campement, je descends de mon cheval, fonce dans la tente centrale et l’ouvre en bousculant les deux gardes qui sont à l’entrée. Heureusement, ils m’ont reconnu et me laissent passer sans oser entraver mon irruption dans cette pièce qui pue la mort. Oui, j’ai l’impression d’entrer dans le domaine de la déesse Hel, celle qui régit les défunts. Quelle putréfaction !
— Vous voulez que les blessés pourrissent ou quoi ? Ouvrez-moi ces tentures et laissez passer un peu d’air ! Et qu’est-ce que vous attendez pour nettoyer leurs plaies ? Vous n’avez jamais vu faire un guérisseur ou quoi ?
Je m’emporte, j’agresse ces pauvres bougres qui sont sans chef depuis la blessure de mon frère, mais ce que je demande est tellement du bon sens que je ne comprends pas qu’aucun d’entre eux n’ait eu l’idée de le faire. On dirait que c’est leur premier combat, ou la première fois qu’ils font face à une résistance qui les met en danger. Et peut-être bien que c’est le cas vu l’âge moyen des présents.
Je m’agenouille à côté de la couche de mon frère et suis désespéré de le voir aussi pâle. Je ne veux pas le comparer à un cadavre pour ne pas lui porter malheur, mais si sa poitrine ne bougeait pas, même avec difficulté, je pourrais croire qu’il a déjà rejoint le Valhalla. Quelle sale blessure qui s’étend du bas de sa gorge à son torse. Il a dû perdre une grosse partie de son sang. Et comme il est inconscient, il ne boit pas et ne peut pas en créer de nouveau. Ils ne l’ont pas raté et je me vois déjà devoir annoncer la mauvaise nouvelle à ma mère. C’est impossible… ou si je le fais, il faut aussi que je puisse lui dire que j’ai vengé sa mort et que je n’ai pas laissé ce crime impuni.
— Aux armes ! crié-je en me relevant. Ne laissons pas ces mécréants faire comme s’ils étaient les plus forts ! Que tous ceux qui savent porter une arme me suivent !
Je rugis et rameute tous mes camarades présents qui me regardent faire, surpris de ma détermination. Je fais le tour et relève ceux qui sont affalés par terre, ramasse les épées de ceux qui les ont laissées traîner. Je harangue ceux qui prennent trop leur temps et rassemble tout le monde sur la place, ne laissant que les moins blessés pour s’occuper de ceux qui, comme mon frère, sont inconscients.
— C’est quoi, cette attitude ? Vous savez pourquoi nous sommes venus ici ? Pour prendre ce dont nous avons besoin pour vivre ! Vos femmes, vos enfants, vos parents, qu’est-ce que vous croyez qu’ils vont faire si on revient les mains vides ? Ou si on ne revient pas parce qu’on s’est laissé vaincre par une bande de paysans qui n’avaient jamais tenu une arme avant de nous rencontrer ? Alors, maintenant, on se ressaisit et vous me suivez ! On va montrer à ces Normands ce que ça fait de se moquer de nous et de ne pas respecter leur parole ! A l’attaque ! Plutôt mourir au combat que reculer ! Aux armes !
Je lève mon glaive en l’air et rugis, rejoint par tous les autres, galvanisés par mes paroles. Je me protège derrière mon bouclier et je me dirige résolument vers la petite barricade élevée à la hâte par nos ennemis qui commencent seulement à se rassembler, suite à notre cri de guerre. Ils manquent clairement de discipline et beaucoup ont abandonné leur poste, ce qui nous laisse tout le loisir de nous approcher. J’entends des cris de leur côté mais sans organisation, ils peinent à se mettre en ordre de marche. Arrivé contre la palissade en bois, je fonce contre le portail qui cède sous mon assaut. Immédiatement, j’enfonce mon arme dans le corps tendre du villageois qui se trouve le plus près de moi. Mes camarades me suivent et s’engouffrent à ma suite dans le campement rebelle et nous avons à peine eu le temps d’en éliminer une petite dizaine que tous lâchent leurs armes et se mettent à genoux devant nous, demandant notre pitié. Plein de rage, alors que je m’apprête à couper la tête d’un de nos ennemis, un de ceux qui ont blessé si gravement mon frère, je sens quelqu’un retenir mon bras et me retourne, en colère.
— Laisse-moi, Cnut. Ils méritent tous la mort ! C’est mon frère qu’ils ont blessé ! Ils vont tous y passer.
— Ils se sont rendus, tu ne peux pas faire ça, Einar.
— Bien sûr que je peux ! Ces mécréants ont osé toucher à mon frère ! Il est comme mort ! Ils ont perdu le droit de vivre quand ils ont renié leur parole la première fois qu’on les a soumis ! Ces Normands, ce sont des menteurs, aucune parole. Ils devaient vivre paisiblement et accepter notre autorité et regarde où ça nous a menés. Nous avons été trahis et ils doivent payer pour ça.
Pourquoi j’ai l’impression que je ne parle pas que d’eux mais aussi de Clothilde ? Est-ce que je suis vraiment aussi énervé juste parce que mon frère est dans un état catastrophique ou bien parce que je veux leur faire payer la trahison de cette jolie sorcière brune que je croyais pouvoir séduire ? Je ne sais pas mais Cnut reste ferme et ne lâche pas mon bras.
— Lâche-moi, Cnut, je vais leur régler leurs comptes !
— Non ! Ça suffit ! gronde-t-il en se mettant face à moi. Ils défendent leurs terres et leurs familles, Einar. C’est nous qui avons attaqué, que voulais-tu qu’ils fassent ? Qu’ils abandonnent sans se battre ? Est-ce que nous abandonnons quand nous sommes attaqués ? Tu es guidé par ta colère !
Ses mots parviennent lentement à mon esprit et je sens cette colère dont il parle peu à peu diminuer en moi. Je le repousse et il doit saisir que mon esprit est revenu dans mon corps car il s’écarte un peu et m’observe avec une certaine crainte. Je me tourne vers tous ces villageois qui eux sont clairement effrayés. Certains se sont fait dessus, quelques-uns pleurent et geignent. Tous me scrutent avec une peur qui semble hors de proportion avec qui je suis réellement. Mais pas avec le monstre que j’étais devenu il y a juste quelques secondes.
— Il est où votre chef ? finis-je par demander dans leur langue. Qu’il s’avance ou je vous tue tous un à un.
Pas un ne bouge et maintenant, ils détournent tous le regard quand mes yeux se posent sur eux. Je sens que la colère est toujours là, qu’un rien pourrait me faire repartir dans ma furie mais je me contiens et m’approche d’un jeune, tout blond, qui doit avoir une ascendance viking vu son teint et la couleur de ses cheveux.
— Je te préviens, tu as dix secondes pour me répondre où je t’envoie vers l’au-delà sans aucune chance de salut. Il est où ton chef ?
— Il est mort pendant la première attaque, vous l’avez tué, ça va être difficile de parler avec lui.
— Ne te moque pas de moi. Qui a pris sa suite ? Il y a forcément quelqu’un qui a pris la décision de continuer le combat. Il est où ce type ?
Pour bien lui montrer que je ne rigole pas, je pose le bout tranchant de mon épée contre sa gorge et appuie légèrement.
— Il est là-bas, indique-t-il en faisant un très léger mouvement de la tête vers une maison derrière lui.
Je fais signe à mes camarades de rassembler tous les prisonniers dans la cour, le temps qu’on décide ce qu’on va faire d’eux.
— Je vais aller voir dans la maison. Si leur chef s’y cache, il faut aller le déloger. Cnut, tu viens avec moi.
— Je te suis. Tu veux que je passe devant ?
— Non, j’y vais. Parce que là, je te jure que tu ne pourras pas m’empêcher de venger mon frère. Si je ne le fais pas, plus jamais je ne peux retourner voir ma mère. Tu comprends ?
Il hoche la tête et m’emboite le pas. Je n’aime pas le fait que tout le monde se soit rendu sauf lui, mais il doit se douter que je ne vais pas avoir de pitié. Je m’attends à un mauvais coup de sa part et je me contente de donner un grand coup de pied dans la porte d’entrée qui cède sans trop de difficulté. Mais personne ne sort en courant comme je l’espérais un instant. Je fais signe à Cnut de me suivre et m’accroupis pour entrer doucement dans la pièce qui est plongée dans le noir. Je sens alors comme un courant d’air et n’ai que le temps de lever mon arme pour contrer la lame de mon adversaire qui a cherché à me prendre par surprise mais a été trompé par ma position. Je me redresse vivement et vise vers l’endroit d’où est venu le traître coup. Je sens la chair se déchirer et un cri est poussé. Je n’ai malheureusement pas le temps de célébrer ma victoire que je sens à mon tour une grande douleur vriller ma tête. Je m’effondre à même le sol avec la terrible impression que j’ai échoué et que je vais aller rejoindre mon frère dans le Valhalla. C’est horrible, j’aurais cru que la mort était moins terrible, qu’il y avait plus de lumière, mais là, tout est noir. Il fait froid, il fait très sombre et j’aperçois au loin une source de lumière vers laquelle je me rapproche inexorablement pour me réchauffer. Un visage se dessine au milieu de cette clarté surnaturelle… Clothilde ? Est-ce donc ça mon paradis ?
Annotations