27. Une guérisseuse peu motivée

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Clothilde


Je soupire en voyant Runolf me surveiller à quelques mètres de là tandis que je rassemble les produits qui doivent partir au château aujourd’hui. Depuis que je suis rentrée, hier, il ne me lâche plus d’une semelle. Il a même dormi sur le fauteuil de mon père, dans la pièce de vie, pour s’assurer que je n’allais pas fuir. Enfin, vu comme il ronflait, je suis certaine que j’aurais pu lui passer devant sans problème si j’avais vraiment voulu repartir.

Communiquer avec lui ne se révèle pas aussi facile que prévu, même si mon vocabulaire s’est étayé. Allez lui faire comprendre que j’ai été retenue contre mon gré par l’homme à qui je suis promise… Honnêtement, à part “miche de pain”, “vin”, “baiser” et “j’ai faim”, Runolf ne fait pas grand effort pour nous comprendre, dans le sens inverse. Et même si Einar a pris le temps de m’apprendre davantage la formulation des phrases, je n’ai pas le vocabulaire adéquat.

Je l’interpelle au moment de charger les cannes à lait dans la charrette pour lui demander de l’aide. Aux dernières nouvelles, je n’ai pas les muscles des Vikings et je n’ai pas envie de me faire mal au dos. C’est mon outil de travail, aucune envie de souffrir au quotidien.

— Qui vient chercher tout ça ?

— Personne. Toi ramener tout ça.

— Quoi ? Mais j’ai encore du travail ici !

— Demain, toi reviens ici.

— Pourquoi ? Je t’ai dit que je ne pars plus !

— Plus facile surveiller au château.

Je ne réponds pas. Il me fatigue, et je n’ai pas le choix, de toute façon. J’ai quitté une geôle pour une autre après tout. J’ai hâte qu’Einar rentre pour pouvoir tout clarifier, lui expliquer les choses. Et j’ai hâte de le revoir parce que le savoir en train de se battre me fait peur…

Évidemment, Runolf m’accompagne au château, sait-on jamais. Le seul point positif à cela, c’est que je vais pouvoir m’assurer que Maïeul va bien. Une fois la charrette déchargée, mon surveillant me fait entrer dans la bâtisse et rejoint ses compagnons. J’en profite donc pour faire un tour à l’intérieur avant de retourner sur le domaine. Je vais retrouver mes brebis, restées ici, pour m’assurer qu’elles vont bien, et tombe sur mon petit frère que je ne peux m’empêcher d’enlacer comme s’il avait dix ans.

— Tu vas bien ? J’ai eu peur qu’ils t’aient fait du mal.

— Moi, ça va, oui, mais toi ? Qu’est-ce qui t’a pris de t’enfuir comme ça ? Le grand Viking est dans une fureur folle. J’ai bien cru qu’il allait tous nous massacrer…

— Je ne me suis pas enfuie. Il m’a autorisée à aller voir papa et les petits… sauf que Thibault m’a empêchée de repartir en fin de journée alors que j’avais promis de rentrer.

— Et tu t’es laissée faire ? Tu nous as habitués à plus de caractère face à ton futur mari, se moque-t-il.
— Je n’ai pas trop eu le choix, Papa l’a laissé faire… Thibault est parti à l’aube, hier, pour aller trouver un prêtre pour nous marier dans la journée, grimacé-je. J’ai fini par le frapper pour fuir. Cet homme est complètement fou !

— Ah oui, là, ça te ressemble plus… mais il va être furieux, Thibault… Finalement, tu es mieux ici, non ? Vu son manque de courage, tu ne risques pas qu’il vienne te retrouver au milieu des Vikings.

— J’espère juste qu’il ne va pas s’en prendre à Isolde, soupiré-je en me retournant à l’appel de mon nom.

Runolf semble bien décidé à ne pas me lâcher. J’ai tout juste le temps d’embrasser mon frère qu’il me ramène à l’intérieur du château. Je repère sur le trajet que des Vikings rentrent de la bataille. Du moins, je l’imagine étant donné qu’il y a plusieurs hommes allongés et inconscients, d’autres qui boitent ou se tiennent le bras. Certains sont couverts de sang, c’est particulièrement effrayant. Ils en imposent déjà par leur carrure, d’ordinaire, mais à présent, ils dégagent quelque chose de fort, une aura encore plus dangereuse…

Je ne peux m’empêcher de m’arrêter pour détailler les hommes qui sont de retour, espérant apercevoir Einar sur ses deux jambes. A défaut de le voir dans les Vikings qui sont debout, j’approche pour vérifier qu’il n’est pas avec les blessés. Runolf me rejoint et semble moins vindicatif à mes côtés alors que nous déambulons entre les blessés.

— Pourquoi Einar n’est pas là ? lui demandé-je, perdue entre toutes ces montagnes de muscles.

— Je ne sais pas. Mais Bjorn est là, me répond-il en montrant un brancard. Et lui pas bien.
Effectivement, le frère d’Einar est allongé et inconscient. Sa chemise est déchirée sur le devant et une entaille parcourt sa peau sur une longueur incroyable. Tout ce sang me donne un peu la nausée, mais j’essaie de rester focalisée sur les visages en souffrance pour me motiver.

— Runolf, est-ce que je peux aider à soigner les blessés ?

— Toi sais faire ça ? Je crois que toi peux aider.

Est-ce que je sais faire ça ? Non, sans doute pas. Mais deux mains supplémentaires ne devraient pas être de trop. Et puis, j’ai tout de même soigné des genoux écorchés, des mains ensanglantées, et tous les bobos possibles des jumeaux, bien trop nerveux pour s’en sortir indemnes.

J’acquiesce et cherche du regard la guérisseuse que j’ai aperçue tout à l’heure. Je ne vais pas faire de miracles, mais je pense pouvoir aider un minimum malgré tout. Je me dirige donc vers elle dès que je la repère. C’est une vieille femme aux cheveux gris, celle du village, celle qui a accouché ma mère des jumeaux alors qu’elle n’était pas en forme… Je l’évite au maximum, d’ordinaire, parce qu’elle me rappelle de mauvais souvenirs, mais je ne vais pas réellement avoir le choix, cette fois.

— Bonjour, Adélaïde. J’aimerais vous aider avec les blessés. Est-ce possible ?

— Oh oui, tu as vu combien il y en a ? Au moins, les villageois ont un peu résisté là-bas. Ils sauvent notre honneur. Tu veux bien aller me chercher de l’eau ?

— L’honneur au prix de la vie, je ne suis pas sûre que ce soit une réussite… Chaude ou froide, l’eau ?

— Froide, il faut qu’on nettoie tout ce sang… Et puis, on ne va pas non plus les dorloter, ces barbares.

Je ne réponds pas et me dépêche de rejoindre le château pour trouver les réserves d’eau. A l’intérieur, c’est un peu la folie. Tout le monde court plus ou moins partout, du linge est sorti, des provisions, à boire, les gens se bousculent en se déplaçant rapidement.

J’attrape du linge propre à la cuisine et me charge au maximum en eau. Je peine à traverser les pièces pour regagner l’extérieur et me presse de retrouver Adélaïde, agenouillée devant un Viking qui semble avoir pris un bain de sang tant il en est couvert.

— Qu’est-ce que je peux faire ? lui demandé-je en déposant de l’eau près d’elle.

— Tu peux m’aider à les nettoyer. De toute façon, je ne vais pas faire de miracles et gâcher mes remèdes pour soigner ces barbares. S’ils meurent, tant pis pour eux. Il faut juste donner l’impression qu’on fait quelque chose. Cela devrait suffire pour ne pas se faire embêter par ceux qui ont survécu.

— Vous n’allez vraiment pas soigner tout le monde autant que possible ? Certaines vies valent donc plus que d’autres ? soufflé-je en humidifiant un linge pour me mettre à la tâche.

— Moins il y en a, mieux on se porte, non ? Et puis, ils sont solides, ces barbares, un peu de repos, c’est souvent tout ce qu’il leur faut pour se remettre. Cela te pose un problème ? me demande-t-elle, soudain méfiante.

— Je… En vérité, je me suis demandé si la vie de ma mère avait valu la peine d’essayer de la soigner, étant donné votre opinion. C’est tout. Je m’en excuse, je sais que vous avez fait votre maximum, mais on ne contrôle pas tout ce à quoi l’on pense.

Si c’était le cas et que j’avais ce pouvoir de contrôle, je pourrais éviter de laisser mon regard errer sur les Vikings afin de repérer Einar. Autant dire que c’est impossible, je ne parviens pas à m’en empêcher et commence à me demander s’il a survécu…

— J’ai toujours tout fait pour les Normands ! s’indigne-t-elle. Ta mère, je l’avais prévenue qu’il ne fallait plus qu’elle fasse d’enfants, mais elle ne m’a pas écoutée. Par contre, ces barbares qui sont venus pour nous piller, je ne vais pas faire de grands efforts. Désolée, mais je ne crois pas qu’ils méritent quoi que ce soit.

Je hausse les épaules et m’applique à nettoyer les plaies de l’homme inconscient devant nous. Je crois qu’une vie en vaut la peine, peu importe de qui il s’agit. J’ai bien conscience que ces hommes sont venus nous attaquer, mais c’est leur chef qu’il faut punir, ils ne font qu’obéir. Et d’après ce qu’Einar a pu me raconter, leur chef est resté chez eux. Je peux cependant entendre le point de vue d’Adélaïde. Après tout, ils tuent les nôtres s’ils le jugent nécessaire. Tout ceci est bien trop cruel et j’ai du mal à comprendre comment on peut attaquer des innocents de la sorte.

Une fois cet homme relativement propre, je passe au suivant, non sans m’arrêter un instant pour faire une nouvelle recherche visuelle de la Montagne. Après m’être occupée de plusieurs hommes, je ne peux m’empêcher de retrouver Runolf, en train d’aider à rentrer les blessés dans le château.

— Runolf ? Où est Einar ? Pourquoi je ne le vois pas ?

— Lui pas ici. Toujours à la guerre. Moi comprends pas où il est, ajoute-t-il avant de m’expliquer quelque chose dans sa langue sans que je puisse le comprendre.

Je soupire et retourne nettoyer les plaies des blessés. J’espère voir Einar débarquer rapidement, et je suis prête à l’entendre me crier dessus parce que je ne suis pas revenue en temps et en heure à la ferme, tant qu’il est bien vivant et en bonne santé. S’il pouvait juste rentrer, parce que je n’apprécie pas vraiment m’inquiéter de la sorte pour un homme qui fait partie de nos envahisseurs.

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