29. Le grognon et la garde-malade

7 minutes de lecture

Clothilde

Pour l’amour du Ciel, cet homme pèse le poids d’une vache !

Je ne sais pas comment je suis parvenue à le maintenir à peu près droit, mais tout son poids pèse sur mes épaules et je vacille comme si j’allais moi-même tomber. Je regarde autour de moi, la guérisseuse est partie et le Viking qui est venu avertir Runolf qu’Einar était rentré a lui aussi quitté la chambre. Il est fou. Adélaïde n’est clairement pas digne de confiance. Je ne sais même pas ce qu’il y a dans son cataplasme, mais l’odeur et l’aspect ne sont pas vraiment agréables.

Je ne sais pas par quel miracle je parviens à asseoir la Montagne sur le lit, mais il est toujours inerte lorsque je peine à l’installer plus confortablement. Il a du sang sur la nuque et le visage, mais je ne vois pas de blessure et je frissonne en imaginant qu’il s’agit de celui de mes compagnons normands…

Une fois l’animal confortablement installé, je vais récupérer le broc d’eau chaude que j’ai laissé devant la porte en voyant Einar tanguer dangereusement, et m’attèle à lui nettoyer le visage. Il semble beaucoup moins impressionnant, endormi ou plutôt évanoui, moins dangereux. Les traits de son visage sont plus doux, bien qu’il reste anguleux et viril.

Je n’ai jamais touché un homme de la sorte. Faire passer mon linge sur ses épaules, son torse, et je me surprends à le détailler avec attention, notant chaque petite cicatrice qui parsème sa peau. Toute à ma concentration, je sursaute lorsque la voix de Runolf retentit dans mon dos. J’ai l’impression d’être prise en faute et je dois rougir plus que de raison.

— Comment lui va ?

— Je ne sais pas. Il… il s’est évanoui et il est blessé.

Je lui ôte ses bottes et grimace en constatant que ses braies sont tachées de sang également, notamment sur l’une de ses cuisses. Runolf approche sans parler et grogne en observant l’état de son chef, et moi j’ai les mains qui tremblent en me demandant si je dois vraiment le déshabiller. Je me motive pourtant et me bats avec le tissu qui colle sur la cuisse tachée, ce qui me fait grimacer avant même de voir la blessure qui apparaît.

— Il faut que la guérisseuse revienne, Runolf, il a encore une blessure…

Et elle n’est pas jolie à voir. Il y a du sang, mais pas seulement. La plaie coule d’un liquide qui me donne la nausée, mais je m’applique à la nettoyer avec douceur. Il semble que ce soit une vieille blessure qui s’est rouverte.

Mon surveillant soupire à mes côtés mais ne bouge pas d’un poil, comme si la situation l’empêchait de se mouvoir. Ce n’est pourtant pas si horrible que cela, il doit avoir l’habitude puisque ces hommes passent apparemment leur temps à se battre.

— Runolf ? insisté-je. Guérisseuse ?

— Toi pas faire mal à Einar, d'accord ?

Je lève les yeux au ciel mais je ne peux m’empêcher de sourire. Ce serait presque mignon de sa part de vouloir protéger la Montagne, mais que veut-il que je lui fasse ?

— Promis. Je ne fais que le nettoyer, tu vois ?

Il me jauge comme s’il pouvait juger de la véracité de mes propos et acquiesce avant de sortir de la pièce, non sans jeter un dernier regard à son chef, mais je l’interpelle avant qu’il passe la porte.

— Runolf ? Comment va Bjorn ? Einar voudra savoir quand il se réveillera.

— Pas bien… Mais toujours vivant.

Je reprends ma tâche, passe le linge humide sur les hanches d’Einar en prenant garde à ne pas toucher au cataplasme, évite sciemment de toucher à ce qui se trouve entre ses jambes et parcours ses cuisses pour m’occuper en attendant la guérisseuse. Mes pensées me surprennent, parce que j’en viens à prier pour que Bjorn et lui s’en sortent vivants, contrairement à Adélaïde qui fait le minimum pour eux. Je ne parviens pas à faire la distinction entre les miens et les Vikings lorsqu’il s’agit de la vie. Personne ne devrait avoir à mourir à la guerre, peu importe d’où il vient. J’ai beau savoir qu’Einar est parti pour remplacer son frère et sans doute le venger, ça ne change rien à mes yeux, la vie est un cadeau, il est important de la préserver.

Je ne sais pas combien de temps passe, mais je suis sortie de ma contemplation du corps musclé bien qu’abîmé du Viking, par Runolf qui revient avec la guérisseuse. Je la vois jeter un regard au premier pour vérifier s’il est attentif, et je serre les dents pour ne pas l’invectiver et lui crier dessus avant même qu’elle ne s’occupe d’Einar.

— Fais les choses bien, Runolf ne rigole pas, lui dis-je tout de même.

Elle soupire et prend le temps de détailler la plaie sur sa cuisse avant d’y étaler le même cataplasme déjà présent sur la hanche d’Einar sans aucune douceur ou application. Je meurs d’envie de la bousculer un peu, de lui dire ce que je pense d’elle, mais je me retiens. Chacun a ses propres convictions et je peux comprendre qu’elle ne veuille pas faire plus d’effort que ça.

Adélaïde ne traîne pas dans les parages et repart dès qu’elle a terminé. Pour ma part, je n’ai aucune envie de quitter la pièce et, malgré la présence de Runolf, je prends le temps de recouvrir les cataplasmes d’un linge propre avant de déposer une couverture sur le corps du Viking toujours évanoui.

— Est-ce que je peux rester pour le veiller ? demandé-je en espérant qu’il comprenne à peu près ce que je veux dire.

— Pourquoi toi faire ça ? demande-t-il, surpris.

Excellente question… Parce que je me suis attachée à eux, et particulièrement à Einar ? Parce que j’ai peur qu’il lui arrive quelque chose ? Que je veux m’expliquer pour mon absence de l’autre soir, rétablir la vérité au plus vite ?

— Parce que je m’inquiète pour lui, c’est tout…

— D’accord, répond-il toujours l’air un peu suspicieux. Toi appeler moi si problème.

J’acquiesce et subis encore son regard insistant le temps qu’il juge nécessaire, et relâche mon souffle lorsqu’il quitte la pièce. Je crois que j’appréhendais qu’il m’oblige à sortir d’ici alors que je n’en ai aucune envie.

Je nettoie mes mains pour effacer toute trace de sang et m’assure qu’Einar est bien installé avant de m’asseoir sur un fauteuil, un peu plus loin. Une fois encore, je me perds dans la contemplation de cet homme que je devrais haïr mais qui, pourtant, est parvenu à se faire apprécier. Maïeul m’a dit que le Viking était vigilant au château pour éviter que nos femmes soient violées, mais aussi pour que tout le monde soit bien nourri, bien traité globalement. Si nous sommes prisonniers de ces hommes, il a acquis le respect de certains des miens en agissant avec humanité. De quoi me faire un peu déculpabiliser de l’apprécier, je crois.

Je me précipite au bord du lit lorsque je vois son corps se mouvoir lentement. Il papillonne des yeux, fronce les sourcils et grimace en posant son avant-bras de telle sorte à éviter la lumière vive de la pièce, ce qui me pousse à aller tirer les rideaux, ne laissant qu’un mince filet du jour passer.

— Doucement, tu es blessé, soupiré-je en m’asseyant à ses côtés.

Il commence à me parler dans sa langue avant de s’arrêter devant mon incompréhension. Je le vois froncer les sourcils et reprendre plus lentement.

— Où suis-je ? Tu es là depuis longtemps ? ajoute-t-il en remontant la couverture sur son corps dénudé.

— Tu es au château… Et je suis là depuis que tu as perdu connaissance. Je me suis occupée de toi. Ta blessure à la cuisse est rouverte, il faut que tu te reposes.

— Tu t’es occupée de moi ? Mais… Et pourquoi tu es là ? Runolf t’a retrouvée et t’a punie, c’est ça ? Tu m’as trahi, c’est vraiment pas honnête.

— Quoi ? Non, Runolf ne m’a pas punie, qu’est-ce que tu racontes ? Et je ne t’ai pas trahi non plus, soupiré-je, je n’ai pas eu le choix.

— Tu as promis de rentrer et tu n’es pas revenue. Tu t’es enfuie et j’ai envoyé Runolf te chercher. Tu n’as pas respecté ta parole, indique-t-il de manière toujours véhémente mais en grimaçant sous l’effet de la douleur.

Il porte la main à sa jambe et la couverture retombe, laissant apparaître à nouveau son torse musclé et tatoué. Le cataplasme sur sa peau semble intact, ce qui n’est pas le cas de celui de sa jambe qui est à nouveau imbibé de sang.

— Arrête de bouger ! le réprimandé-je en posant ma main sur son torse pour essayer de le stopper. Et je te l’ai dit, je n’ai pas eu le choix, j’ai essayé de rentrer. Tu as soif ? Faim ?

— Tu aurais dû rentrer, je te faisais confiance, me rembarre-t-il en me repoussant avec douceur malgré son agacement visible. Je… Non, je n’ai pas envie de manger, mais je veux bien de l’eau.

Je ne lui réponds pas et vais lui chercher ce qu’il demande. J’ai l’impression que peu importe ce que je pourrais lui dire, pour le moment, il n’est pas en capacité de l’entendre, de toute façon. J’imagine que nous aurons tout le temps d’en discuter lorsqu’il se sentira mieux.

Je tente de l’aider à boire mais le Viking est têtu et décidé à se débrouiller tout seul, même s’il grimace en se redressant dans le lit. Tout ce que je note, à cet instant, c’est qu’il m’en veut d’avoir trahi sa confiance. Ce qui veut dire qu’il me faisait vraiment confiance…

— Je ne voulais pas te trahir, Einar, je t’assure.

— Tu n’es pas rentrée, tu n’as pas de parole, maugrée-t-il en se renfonçant sous la couverture, visiblement exténué de ce petit effort fait pour boire.

— On en reparlera plus tard, soupiré-je. Repose-toi, je ne bouge pas de là, maintenant…

Il grommelle quelque chose dans sa langue avant de fermer les yeux, sans plus me prêter attention. Au moins, on s’arrête là pour les reproches… J’aurai tout le temps de lui expliquer les choses lorsqu’il sera moins contrarié et plus en forme. Pour le moment, j’ose à peine bouger et vais simplement me réinstaller sur le fauteuil que j’occupais avant qu’il ne se réveille. Peu importe ce qu’il peut penser, je compte bien le veiller.

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