31. Le malade embrassé
Clothilde
Je vais devenir folle à rester enfermée ici. Je suis une fille de la campagne, je vis dehors durant toute l’année, certainement pas dans un château froid à préparer les repas et veiller les blessés. J’ai besoin d’air, de me salir les mains, de m’épuiser physiquement, de soupirer de bonheur lorsque je me couche. J’ai besoin de voir le soleil se lever sur la colline, d’entendre mon bétail en ouvrant la fenêtre, de me battre avec les poules qui ne veulent pas que je prenne leurs oeufs, de respirer le grand air au quotidien et de la solitude que m’apporte mon travail, la sérénité qu’il induit malgré les tâches ardues que je réalise. Ici, je tourne en rond et il n’y a bien que lorsque je veille Einar que je me sens un peu plus apaisée.
J’enfile ma robe, prends le temps de nouer les lacets sur mon buste et de natter mes cheveux avant de descendre préparer le petit déjeuner. Il est encore tôt et la pièce est sombre, mais je commence à avoir l’habitude de me promener dans ce château où je devrais vivre avec son propriétaire, si le mariage avait eu lieu.
Lorsque je monte au premier étage pour déposer son repas à Einar, je tombe sur Runolf qui me salue d’un signe de tête accompagné d’un sourire en stoppant son geste, laissant la porte de la chambre entrouverte. Je lui rends son sourire et frappe doucement le battant, même si je croise déjà le regard bleu de la Montagne, toujours allongé sur le lit, chaudement enveloppé de couvertures alors que le feu dans la cheminée vient visiblement d’être ravivé, vu la chaleur qui se dégage de la pièce.
— Bonjour. Bien dormi ? lui demandé-je en entrant pour déposer le plateau sur la table à côté de la tête de lit.
— Oui, même si j’ai toujours mal à la jambe. J’ai vraiment du mal à marcher et ça m’énerve. J’ai horreur de rester coincé au lit. Tu t’es levée tôt, toi. Je t’ai entendue marcher dans ta chambre.
— Il faut bien nourrir les blessés, non ? Et puis, ça me permet de ne pas me retrouver avec tous tes camarades dans la grande salle. Certains ont les mains baladeuses. Je peux déjeuner avec toi ? Tu dois t’ennuyer…
— M’en parle pas. Il y a tant de choses à faire pour que tout soit bien organisé ici, soupire-t-il. Installe-toi, ta compagnie me changera un peu les idées.
Je tire le fauteuil sur lequel j’ai élu domicile ces derniers jours près du lit et récupère les oreillers au sol pour les lui donner, lui permettant de s’installer plus confortablement. Une fois assis, les draps découvrent son torse tatoué et je lutte pour ne pas me perdre dans ces dessins comme j’ai pu le faire lorsqu’il dormait.
— Je suis passée voir ton frère, hier soir, soufflé-je en attrapant un morceau de pain et mon verre de lait. Sa blessure est encore impressionnante, mais c’est mieux.
— Ah oui ? Cela me rassure… Le pauvre… Il m’inquiète.
— Il va s’en sortir, c’est l’essentiel. Et toi, sans jouer le Viking inarrêtable, comment tu te sens vraiment ?
— J’ai juste mal à la jambe… Le reste, ça va. Je n’ai plus mal à la tête ni ailleurs, je serai bientôt totalement remis. Et j’ai une bonne infirmière, ajoute-t-il en me souriant de son sourire éclatant.
— L’infirmière t’ordonne de te nourrir, et de te dépêcher un peu, parce que je dois changer tes bandages et vérifier la cicatrisation.
Et l’aider à se nettoyer aussi. Et ça… je ne suis pas sûre de m’en remettre.
— Sache que j’aime beaucoup te donner des ordres, d’ailleurs, ajouté-je, provocante.
— Eh bien profites-en parce qu’une fois remis sur pied, les rôles seront inversés, répond-il, amusé, en retirant la couverture.
— Veux-tu bien arrêter de faire ça à chaque fois ? grommelé-je en détournant les yeux.
J’ai l’impression qu’il prend un malin plaisir à me voir rougir et bafouiller quand il se retrouve nu devant moi. A croire qu’avoir affaire à la Clothilde niaise et mal à l’aise lui plaît. Ou qu’il a perçu qu’une partie de moi appréciait beaucoup ça…
— Tu n’as qu’à me soigner et m’aider à me laver en fermant les yeux, si ça te gêne de me voir comme ça.
— Ça me gêne que tu fasses ça alors que je suis en train de manger, surtout. Un peu de retenue, c’est possible ? Ou vous vivez tous nus, vous les Vikings, même à table ?
— Crois-moi, si je pouvais faire tout ça seul, je le ferais, grommelle-t-il en se couvrant légèrement. Je suis au lit, moi, pas à table, et je dors nu, en effet. Je ne suis pas du genre frileux.
— Seriez-vous gêné de ne pas pouvoir vous laver seul, Monsieur ? me moqué-je en allant récupérer le broc d’eau posé sur la cheminée ainsi qu’un linge propre.
— Tout dépend de qui m’aide, rétorque-t-il en me dévisageant comme si j’étais moi aussi nue en sa présence.
— C’est Runolf qui va s’occuper de toi, ce matin, lui dis-je aussi sérieusement que possible.
— Ah non, je crois qu’il est bien trop occupé pour ça. Je pense que tu vas devoir t’y coller.
Je me retiens de lui tirer la langue et repousse les couvertures par moi-même en m’asseyant sur le bord du lit. Je commence par enlever ses bandages de fortune et nettoie ses blessures, m’attardant avec délicatesse sur celle de sa cuisse, plus longue à cicatriser et plus douloureuse. Je le vois serrer les dents à plusieurs reprises mais il ne se plaint pas du traitement que je lui inflige pour autant.
— Tu devrais bientôt pouvoir te déplacer, même si tu marcheras comme mon grand-père pendant un certain temps.
— Non, une fois la douleur passée, je marcherai normalement. Tu n’avais jamais remarqué que j’étais blessé, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai. Assieds-toi, que je te nettoie le dos, soupiré-je en me rapprochant. C’était beaucoup plus simple et rapide de laver mes frères et ma sœur lorsqu’ils étaient petits. Tu es un gros bébé, toi.
— Je ne suis pas un bébé, gronde-t-il en s’exécutant néanmoins.
Je souris et passe le linge sur sa nuque avant de descendre sur ses épaules et de parcourir son dos jusqu’à la naissance de son fessier. Je remonte également sur ses flancs, en profite pour passer sur son torse et le bras qui m’est facilement accessible. Je sens son souffle chaud caresser mon visage chaque fois qu’il tourne le sien dans ma direction, tout comme je vois son torse s’immobiliser quand le linge passe sur son bas ventre. Moi-même, j’essaie de rester naturelle alors qu’à force de m’occuper de sa toilette, je suis capable de me souvenir de chaque petite cicatrice sur son corps, de chaque marque sur sa peau.
— Tu es un peu susceptible, je crois, souris-je. Un bébé, c’est plutôt mignon, non ?
— Tu veux sucer quoi ? me demande-t-il en se tournant, son attention clairement portée sur mes lèvres.
— Grand Dieu, mais tais-toi ! m’esclaffé-je en rougissant. Susceptible, en un seul mot, Einar. Ça veut dire que tu es vite contrarié, que tu te vexes facilement, que tu prends mal une taquinerie, tu comprends ?
— J’ai du mal à comprendre quand tu me fais ça, poursuit-il d’une voix un peu rauque en indiquant du doigt mes mains qui frottent le haut de sa cuisse et effleurent son membre qui semble prendre de la vigueur.
Toute occupée à lui expliquer ce que signifie le mot “susceptible”, je n’ai pas fait attention à mes gestes, effectués par habitude, et ma main se fige sur sa cuisse alors que je rougis furieusement, les yeux bloqués sur sa virilité. Je me racle bruyamment la gorge et me lève en bafouillant.
— Je te laisse t’occuper de ça, tu n’es pas impotent à ce point, dis-je en allant me planter devant la fenêtre pour tenter de me calmer.
— Attends, ne me laisse pas comme ça, voyons !
— Oh, si. Tu es un grand garçon, pas un bébé, tu te souviens ? lui rétorqué-je avant de me tourner brusquement en entendant le lit grincer. Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu fais ?
Cet idiot de Viking grimace comme s’il soulevait une vache alors qu’il se tient debout près du lit, vacillant légèrement sous son poids lorsqu’il prend appui sur sa jambe blessée.
— Je t’ai demandé de ne pas me laisser, il faut que tu termines ton travail, continue-t-il en s’avançant vers moi.
— Retourne te mettre au lit, enfin ! Tu vas rouvrir ta blessure, soupiré-je en faisant fi de sa nudité pour le rejoindre et me glisser sous son bras. Ne fais pas l’idiot, le Viking !
— Je ne suis pas un bébé, Clothilde. Un bébé ne ferait pas ça, ajoute-t-il en prenant mon visage entre ses doigts pour le tourner vers lui.
Mon regard plonge dans le sien sans que je puisse y faire quoi que ce soit, et je n’ai pas le temps de me demander ce qu’il fiche que ses lèvres se posent sur les miennes. C’est un baiser ferme et délicat à la fois, humide et agréable, presque trop chaste, d’ailleurs, tant il me retourne le cerveau. Et je me laisse faire, mes mains agrippées à ses poignets, son grand corps penché dans ma direction. J’aurais presque envie de me fondre contre lui tandis que nos bouches se découvrent avec une révérence que n’a jamais affichée Thibault à mon égard.
Je finis par me détacher de lui, surprise et décontenancée. Que vient-il de se passer ? Qu’est-ce qui lui a pris ?
— Je… Il faut que j’aille préparer le déjeuner, murmuré-je en contournant le lit pour récupérer le plateau et le linge à laver. Je… je repasserai si j’ai du temps. Bonne journée, Einar.
— Tu… C’était… bredouille-t-il, visiblement aussi bouleversé que moi par ce baiser.
Oui, c’était… Il a raison. Perturbant, intense, surprenant. Tellement tout ça que je passe la journée à ressasser ce baiser, encore et encore, peu importe ce que je fais. Je ne dois pas être la plus efficace possible, mais je me porte volontaire pour toutes les tâches demandées pour tenter de mettre de côté ce moment que je n’aurais pas dû tant apprécier.
Je suis épuisée lorsque je monte dans ma chambre. Le soleil est couché, seules les bougies éclairent les longs et silencieux couloirs du château. J’ai évité la chambre de la Montagne toute la journée, envoyant Mélisande lui apporter son dîner, et la vérité m’apparaît alors que je m’arrête au premier étage plutôt que de monter au second pour regagner mes quartiers. Peu importe si c’est bien ou mal, j’en veux encore et j’ai juste été lâche.
Je frappe doucement à la porte et entre sans attendre. La pièce est plongée dans un noir quasi complet, seule la cheminée déverse un léger halo de lumière qui me permet d’approcher du lit sans peine. Le Viking semble dormir à poings fermés et ne bouge même pas lorsque je m’assieds sur le bord du lit. Je repousse une mèche de ses cheveux tombée sur son front et mon contact lui fait ouvrir les yeux. Je me penche jusqu’à poser mes lèvres sur les siennes et il ne me repousse pas, bien au contraire. Sa large main agrippe délicatement ma nuque pour me maintenir contre lui tandis que nos bouches se découvrent et s’explorent.
— Pardon, chuchoté-je finalement contre ses lèvres, mais… j’en avais envie.
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