35. La famille refuge
Clothilde
Je n’ai jamais vraiment apprécié de devoir m’occuper du nettoyage et du rangement, à la maison. Isolde, elle, m’a rapidement donné un coup de main et elle aime cette partie des tâches ménagères, plus que de s’occuper du bétail, d’ailleurs. Ici, au château, c’est encore pire pour moi. La table où tout le monde était installé est dans un état pitoyable, le nettoyage nous prend toujours un moment, et j’ai tellement la tête ailleurs que j’en ai rajouté une couche en renversant un verre de lait qui s’est évidemment étalé sur le sol, sans parler de la chaise dont le tissu est taché.
Je ne pense qu’à la nuit dernière… qu’à ce matin, qu’à tout ce que la Montagne m’a fait ressentir, qu’à ce qu’il m’a fait faire. Je n’arrive toujours pas à croire que j’aie pu être aussi intime avec un homme. Si mon père savait ce qu’il s’est passé, tant au bord de l’eau que dans l’intimité de la chambre d’Einar, il me renierait sans aucune hésitation. Ou m’enfermerait à la maison le temps d’organiser la cérémonie avec Thibault, me marierait dans la journée après m’avoir contrainte à confesser mes péchés.
Est-ce que je regrette ? Je crois que non. Il est évident que j’éprouve un certain malaise à l’idée de ce qui s’est passé. Je pense que c’est surtout dû à cette notion d’interdit, autant qu’au fait que j’ai eu plaisir à passer ce moment avec Einar, cet homme que je ne devrais pas apprécier, celui qui va repartir et ne sera plus qu’un lointain souvenir lorsque je retrouverai ma vie, que j’aurai à me marier avec Thibault…
J’abandonne le nettoyage de cette chaise dont je me fiche totalement et pars à la recherche du Viking. Je devrais m’éloigner de lui, réfléchir à tout ceci. Il a raison, il n’est qu’une parenthèse dans ma vie et il peut tout bouleverser. Contrairement à Runolf qui n’a pas de famille, Einar a une mère qui l’attend chez lui, il ne restera pas ici. Cependant, j’ai besoin qu’il m’autorise à aller voir mon père pour le convaincre de rentrer à la ferme. Comme c’est lui qui gère tout ça, je crois que ma famille sera en sécurité là-bas. Et si je peux éviter que Thibault monte la tête de tout le monde au passage, ça n’en sera qu’une meilleure décision.
La Montagne est occupée à soulever un tronc d’arbre avec un de ses compagnons lorsque nos regards se croisent. Il est… renversant, comme toujours. Tellement agréable à regarder que je pense que je pourrais passer ma journée à ne faire que ça. Au lieu de quoi je m’approche et attends qu’il me fasse signe de le rejoindre un peu plus à l’écart.
— Je ne te dérange pas longtemps. Je voudrais aller voir mon père pour le convaincre de rentrer à la ferme. J’y ai bien réfléchi, je pense que… c’est la meilleure solution, finalement.
— Ah bien, c’est ce qu’il y a de mieux en effet. Comme ça, on pourra les protéger. C’est une excellente idée. Tu veux qu’on parte quand ?
— Qu’on parte ? Je… Pourquoi tu veux venir avec moi ? Tu n’as pas confiance en moi ?
— Eh bien, pour te protéger de Thibault, voyons ! La dernière fois que tu y es allée, il t’a séquestrée !
Je souris et réfrène mon envie de me lover contre lui. Son petit côté protecteur est vraiment trop attendrissant…
— Et je ne me ferai pas avoir une deuxième fois, je serai vigilante. Si tu viens, ils vont penser que tu m’influences ou que tu m’obliges à les convaincre…
— Mais tu ne vas pas y aller toute seule, quand même… Les routes ne sont pas sûres… Et… comment je vais faire sans tes baisers ?
— Parce que tu comptais m’embrasser devant mon père ? ris-je. Tu es fou !
— Tu as raison, soupire-t-il. Tu pars quand, alors ?
— Maintenant ? Au moins, ce sera fait, et j’ai terminé mes tâches pour le moment.
— Ah, je vois, répond-il, visiblement attristé et sûrement un peu blessé de me voir partir si vite. Fais comme tu veux, alors. Runolf me fera savoir quand tu seras rentrée à la ferme. Fais attention à toi.
— Je fais toujours attention à moi. Si… je ne suis pas de retour demain, sache que la maison dans laquelle ma famille est cachée est à cinq kilomètres au nord. C’est une vieille maison esseulée entourée d’arbres, il faut bifurquer sur la gauche au bout de trois kilomètres sur la route. Un petit chemin t’y mènera et tu pourras jouer au sauveur, souris-je en me mettant sur la pointe des pieds pour l’embrasser au coin des lèvres.
— Bien, rentre vite alors, me répond-il en me souriant plus franchement. Et sache que si tu n’es pas là à l’heure, je viens te chercher tout de suite.
— Si tu ne repars pas te battre d’ici là… Toi aussi, fais attention à toi, je n’aime pas te voir blessé, soufflé-je en m’éloignant.
Une partie de moi aurait apprécié qu’il me retienne et m’embrasse avec toute la fougue dont il est capable, mais au vu du nombre de personnes autour de nous, dont beaucoup de villageois, difficile de ne pas lui être reconnaissante qu’il s’en tienne à des échanges cordiaux. C’est mieux ainsi.
Je ne perds pas de temps pour rejoindre la maison où se trouvent mon père, ma soeur et mes frères. Je tombe sur les jumeaux en train de courir partout à l’extérieur, bien loin de leur travail à la ferme, qui me sautent dessus lorsqu’ils m’aperçoivent. Évidemment, Isolde ne tarde pas à les rejoindre et je savoure nos retrouvailles.
— Où est notre père ? leur demandé-je alors qu’ils m’entraînent déjà à l’intérieur de la maison.
— Il doit être avec Thibault parce qu’il veut le faire travailler dans les champs mais Thibault refuse.
Pourquoi est-ce que cela ne m’étonne même pas ? Ce n’est absolument pas le genre de Thibault.
— Comment allez-vous, tous les trois ? Tout se passe bien ici ?
— Tu nous manques. Et Thibault est méchant avec nous depuis que tu es repartie. Il dit qu’il n’a pas signé pour avoir toute la famille s’il ne peut pas t’avoir, me répond Isolde, toute triste.
Je soupire et les attire contre moi pour un nouveau câlin. Ils me manquent aussi énormément, tous les trois. C’est assez difficile d’être éloignée d’eux quand on vit ensemble depuis toujours.
— Je vais aller trouver notre père, il faut que je lui parle. J’espère pouvoir vous faire rentrer à la ferme.
— Oh oui ! On veut rentrer à la maison, crient les jumeaux, plein de joie.
Je dépose un baiser sur chacune de leurs têtes et rejoins la clairière où se trouvent en effet mon père et Thibault. Je n’ai absolument aucune envie de voir ce dernier et reste fâchée contre le premier, mais après ce court échange avec Isolde et les jumeaux, je suis encore plus convaincue qu’ils seront mieux à la ferme.
— Bonjour, les salué-je lorsqu’ils me remarquent. Comment vas-tu, Père ?
— Oh, ma Clothilde ! Quelle joie de te revoir ! s’exclame-t-il en me prenant dans ses bras. Quelle bonne surprise !
— Tu ne me salues pas, moi ? nous interrompt Thibault, l’air mauvais.
— A vrai dire, je suis ici pour discuter avec mon père. Peut-on le faire en privé, s’il te plaît ?
— Eh bien, sympathique, ma future épouse, grommelle-t-il en s’éloignant, boudeur.
— Euh, bien sûr, finit par dire mon père après avoir jeté un œil au châtelain qui a l’air furieux de mon comportement. Viens donc par ici.
Je le suis sans adresser un regard à Thibault, peu encline à lui faire plaisir après ma dernière visite.
— Les petits m’ont dit que Thibault n’était pas très gentil avec eux…
— Il est énervé par ton attitude, ma chérie. Tu te rends compte de ce que tu lui as fait ?
— Ne commence pas, je t’en prie… C’est lui qui agit très mal. Il a tenté d’abuser de moi, il ne pense qu’à ça, c’est écoeurant ! Il n’a aucun respect pour moi. Et puis… peu importe, je ne suis pas là pour ça et ce n’est pas une excuse pour être un idiot avec les petits.
— Il va se calmer une fois que les choses seront rentrées dans l’ordre, répond mon père d’une voix calme et raisonnable. Et donc, tu es là pour quoi, alors ?
— Pour vous ramener à la ferme. C’est sécurisé, les Vikings ne vous feront rien.
— Comment tu peux dire ça ? Ce sont des barbares ! Même si c’est vrai que ce serait bien de retourner chez nous, soupire-t-il.
— Ce sont aussi des hommes de parole. Du moins, certains… Je ne te suggérerais pas de rentrer si je ne pensais pas les petits en sécurité là-bas. Il y a un Viking sur place, il vous protégera.
— Un Viking qui va nous protéger ? Mais de quoi tu parles ? Ils sont là pour piller ! Tu as perdu la tête ou quoi ?
— Je n’ai pas perdu la tête. Je vis avec eux, je te rappelle, donc je pense en connaître un peu plus à leur sujet que toi, soupiré-je.
— Mais pourquoi penses-tu qu’ils nous laisseraient retourner à la ferme ? Tu ne crois pas qu’ils vont s’en prendre à nous et nous demander où nous étions ?
— Nous avons besoin de mains à la ferme… Et je te l’ai dit, il y a là-bas un Viking qui vous protégera. C’est tout ce qui compte.
— Non, on reste ici, c’est plus sûr pour les enfants. Et Thibault nous protège, ça suffit comme ça.
— Qu’est-ce que tu peux être têtu, soupiré-je. Tu ne peux pas faire confiance à cet homme. Je… Papa, je t’en prie, il faut que vous rentriez à la ferme. J’ai besoin de vous, moi.
— Mais nous aussi, on a besoin de toi. Reste donc ici et tout ira bien, non ?
— Oui, bien sûr, ils tueront Maïeul en représailles, et tout ira bien. Est-ce qu’il t’arrive de m’écouter quand je te parle ?
— Et après, tu dis qu’on peut leur faire confiance ? maugrée-t-il. Pourquoi tiens-tu autant à ce qu’on revienne à la ferme ? La saison est bientôt terminée, ils vont repartir, ces barbares, non ?
— L’un des Vikings me fait peur. Si vous rentrez à la ferme, je ne serai jamais seule et il ne pourra pas venir me voir pour… assouvir ses envies, si tu vois ce que je veux dire.
Je mens un peu, j’en conviens, mais je ne veux plus laisser Isolde et les jumeaux sous la protection de Thibault. S’il cherchait à abuser de ma sœur comme il l’a fait avec moi ? Grand Dieu, j’en frissonne rien que de l’imaginer.
— Oh mon Dieu… S’il te touche, c’en est fini de ce mariage… Je… Ma pauvre chérie… Tu dois être dans tous tes états. Tu es sûre que l’on ne craint rien à la ferme et qu’on peut rentrer chez nous sans souci ?
Dans tous mes états… Oui, mais pas à cause de cet homme-là. Je me garde bien évidemment de lui dire quoi que ce soit au sujet d’Einar.
— Je le pense, oui. Rentrons, Père…
— S’il le faut… soupire-t-il. Je vais en parler à Thibault mais je doute qu’il accepte de nous suivre pour venir travailler à la ferme…
— Je n’ai pas parlé de l’inviter à venir chez nous, grimacé-je. Mais tu as raison, le pauvre ne supporterait pas de sentir la bouse de vache, ce serait la fin du monde, pour lui. Quel dommage qu’il ne vienne pas avec nous… Je vais dire aux petits de préparer leurs affaires.
Je dépose un baiser sur sa joue et me dépêche de gagner la maison, en prenant garde de me tenir à distance de Thibault qui me suit du regard sans toutefois oser venir à ma rencontre. La nouvelle est accueillie par des cris de joie et j’ai au moins la satisfaction de voir leurs sourires plutôt que la tête bougonne de mon futur époux. Et l’idée d’avoir à nouveau ma famille au quotidien me réjouit plus que de raison !
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