36. L’objet de son obsession
Einar
Lorsque je retourne au château, je suis particulièrement fatigué. Suite à l’échange que j’ai eu avec Clothilde, je me suis tué à la tâche pour arrêter de penser à elle. Sa demande ressemble à une fuite et j’ai du mal à comprendre ce que ça signifie. Est-ce qu’elle regrette ces moments que j’ai trouvés si exceptionnels ? Elle a parlé de péché, à un moment, il me semble. Quelle idiotie, cette religion qui ne met pas le plaisir au cœur de son discours. Elle m’a semblé pour le moins ambivalente entre sa demande de s’éloigner, son baiser et attitude toujours aussi emplie de désirs qu’elle parvient peu à cacher. Bref, voilà que je recommence à me poser plein de questions alors que je m’étais promis d’arrêter. J’essaie d’éloigner toutes ces pensées de ma tête et me dirige vers la salle à manger où j’entends la voix de mon frère. On peut dire qu’il se remet vite, finalement.
— Eh bien, pourquoi tu cries comme ça ? l’apostrophé-je en entrant. On t’entend jusqu’à la côte, je suis sûr.
— Tiens, tu es là, toi. J’ai bien le droit de m’énerver si j’en ai envie, non ?
— Je ne sais pas si la guérisseuse serait d’accord avec ça, rigolé-je. Et tu cries juste pour le plaisir, alors ?
— Non, ces idiotes de paysannes sont incapables de me servir ce que je demande. Il faut bien leur faire un peu peur, tu es trop gentil avec elles, je crois.
— J’ai toujours eu ce que je voulais, moi. Je crois que tu n’as pas la bonne méthode, c’est tout. Regarde et admire. Je voudrais un verre de lait, s’il vous plaît ? demandé-je à une des paysannes qui me répond avec un sourire avant de m’apporter ce que j’ai demandé. Tu vois, pas si difficile que ça !
— Magnifique. Dois-je leur faire un baise-main et me mettre à genoux pour leur demander à manger, aussi ?
— Non, ça, c’est pour les demandes en mariage. D’ailleurs, en parlant de mariage, tu sais ce qu’a fait Runolf et ce qu’il compte faire, maintenant ?
— Aucune idée, non. Je te rappelle que je suis enfermé ici depuis une éternité… Qu’est-ce qui se passe ?
— Eh bien, il s’est entiché d’une Normande, l’a mise enceinte et désormais, il ne veut plus partir d’ici, soupiré-je.
— Ce ne sera pas une grosse perte. Je te rappelle qu’il a attaqué notre village quelques jours avant notre départ…
— Oui, mais c’est un brave homme. Enfin, là, avec sa bêtise, j’avais un souci car il était dans la ferme avec tous les animaux. Et sa Marguerite, enceinte, ne va bientôt plus être en état de tout faire. Mais bon, j’ai réussi à retrouver la famille qui y habitait avant et ils vont y revenir. On continuera à avoir tout le lait dont on a besoin.
— Et ils étaient où ? Comment les as-tu retrouvés ?
— Je te signale que je gère ici depuis un petit moment ! C’est juste une des paysannes d’ici qui va rapatrier sa famille. Tout simplement. Mais grâce à ça, on n’aura aucune difficulté pour les prochaines semaines.
— Très bien… De toute façon, on ne va pas tarder à repartir. Il va être temps de regagner nos terres.
— Déjà ? Je croyais qu’on allait rester un peu plus.
Tout de suite, je pense à Clothilde dont il va déjà falloir me séparer. Je ne suis pas prêt à ça, je crois.
— On ne va pas partir demain, mais il va falloir songer à tout ça.
— Il faudrait en discuter avec nos camarades, pour décider d’une date, non ?
— Tu penses vraiment que nous arriverons à tomber d’accord si tout le monde à son mot à dire ?
— Tu sais que tu n’es pas leur jarl ? On est un groupe et c’est bien de s’assurer que tout le monde s’accorde, non ?
— Tu me fais quoi, là ? soupire mon frère. Tu sais bien qu’il faut toujours un leader dans un groupe. Tu as pris ce rôle pendant que j’étais alité, non ?
— Oui, en quelque sorte. Bon, tu me diras ce que tu as décidé, alors. Que je commence à tout préparer pour le départ, d’accord ?
— Il faudra trouver quels esclaves ramener avec nous aussi. Je pensais à la jolie brune, tu te souviens ? Celle où j’étais trop ivre pour me souvenir de quoi que ce soit… Elle me plaît bien, elle.
— Comment ça, tu penses à elle ? demandé-je, soudain beaucoup moins amusé par ses propos.
— Eh bien, elle ferait une jolie esclave, non ? Ou alors… je ne sais pas, peut-être pour autre chose. On verra. Je ne l’ai pas croisée depuis quelques jours au château alors qu’elle est venue plusieurs fois me voir lorsque j’étais en piteux état. Où est-elle ?
Je me demande si je peux lui mentir ou pas, mais il est hors de question qu’il pose ses mains sur Clothilde. Il m’a déjà fait le coup avec Rhadia, je ne vais pas le laisser se saisir de toutes les femmes auxquelles je m’intéresse, mais je sais aussi que si je ne lui dis pas la vérité, il va vite s’en rendre compte.
— C’est elle la paysanne qui est partie chercher sa famille pour la ramener à la ferme. Elle y sera prochainement. Mais je ne crois pas qu’elle accepte de te suivre, Bjorn.
— Qui te dit que je vais lui demander son avis ? Marguerite n’est pas arrivée chez nous de sa propre volonté et elle s’est habituée à la vie dans notre village, après tout.
— Ce n’est pas non plus le même caractère, tu sais. Et toute sa famille est ici. Ce n’est pas une bonne idée, je pense.
— Tu la connais si bien que ça ? me demande-t-il, suspicieux.
— Eh bien, j’ai un peu échangé avec elle, oui. Comme avec les autres. C’est ça aussi, gérer un domaine.
— Hum… De toute façon, elle n’aura pas voix au chapitre.
— Oui, comme tous les esclaves, soupiré-je. Tu as encore besoin de moi ou pas ?
— Non, tu peux y aller, j’imagine qu’il te reste du travail.
Je le salue rapidement et sors en réfléchissant à ce que nous venons de nous dire. Il semblerait que Bjorn, comme il en a l’habitude, ait déjà tout décidé. Et dans ses plans, non seulement, il y a le retour au pays, mais aussi l’enlèvement de Clothilde. Je ne peux pas laisser faire ça. Je crois que j’aurais déjà du mal à accepter ce sort pour n’importe laquelle des paysannes du village, mais il m’est absolument impossible de l’envisager pour la jolie brune avec qui j’ai tant échangé. Je la connais quand même beaucoup mieux que ce que j’ai avoué à mon frère et il faut que je la prévienne. Je ne peux pas m’opposer frontalement à Bjorn, mais si elle disparaît et qu’on ne la trouve pas avant le départ, elle sera sauvée. C’est tout ce qui compte pour le moment.
Je fais donc seller un cheval et prends le chemin de la ferme avant de me dire qu’elle n'y est peut-être pas encore. Tant pis, je l'attendrai. Je préfère échanger avec Runolf plutôt qu'avec cet abruti qui veut s’approprier cette femme qui nous fait tous vibrer, on dirait. Lorsque j'arrive, j'ai la joie de voir que la jolie brune est déjà sur place avec sa famille. Je descends en toute hâte de mon cheval et l'entraîne à l'écart de celle qui doit être sa petite sœur.
— Viens, Clothilde, il faut que je te parle, la pressé-je alors qu'elle semble surprise par mon irruption. C'est urgent.
— J’arrive, Papa, tout va bien ! crie-t-elle. Que se passe-t-il, Einar ? Un problème ?
— Oui, il faut que tu te caches ! Et pas ici ! Mon frère s'est mis en tête de faire de toi son esclave !
— Mais… pourquoi est-ce qu’il en a toujours après moi ? C’est fou, c’est obsessionnel…
— Parce que tu es vraiment la plus belle femme de Normandie ! lancé-je sans réfléchir.
— Je… Ça ne me sera pas très utile en tant qu’esclave. Tu penses qu’il va venir me chercher ici ? Dire que je viens de certifier à mon père qu’ils sont en sécurité à la ferme…
— Ils ne craignent rien, eux… mais je pense qu'il va envoyer des hommes te chercher, oui. Je te préviendrai quand il sera prêt mais ce sera dans les prochaines semaines, avant notre départ.
— Oh… Vous avez décidé de partir, ça y est ? Je… je pensais que vous resteriez plus longtemps.
— Moi aussi, je pensais qu’on aurait un peu plus de temps ici, mais Bjorn ne veut pas traîner… Je crois que d’ici une lune maximum, nous devrions rentrer chez nous.
Cela me déchire le cœur de lui donner toutes ces nouvelles mais je me dois de lui dire la vérité, il en va de sa sécurité.
— Très bien… Et tu ne penses pas que ton frère pourrait se venger sur ma famille en constatant que je ne suis pas là ? Je ne voudrais pas qu’il prenne ma sœur à ma place, tu comprends ?
— Non, c’est après toi qu’il en a, soupiré-je. Juste toi. Il est ce qu’il est, Bjorn, mais ce n’est pas un monstre non plus. Et tu as ma parole que je les protégerai, au pire.
— Tu peux les protéger eux, mais pas moi alors, c’est ça ?
— A part essayer de te maintenir hors de sa portée, je ne peux pas faire grand-chose. Te protéger, c’est ce que je suis en train de faire, là, en te prévenant de ses intentions, non ?
— Sans doute… Très bien, je m’en contenterai. Merci de m’avoir prévenue, Einar.
Je sens qu’elle est inquiète mais je ne sais pas comment la rassurer davantage. C’est vrai que l’attention que Bjorn lui porte est quasi obsessionnelle, mais je lui ai donné les moyens d’y échapper. Dans quelques semaines, elle aura retrouvé sa liberté, elle devrait pouvoir s’en rendre compte… Quant à moi, même si j’ai envie de l’embrasser, de la serrer contre moi après avoir été l’annonciateur de ces mauvaises nouvelles, je ne me sens pas le droit. La température entre nous s’est tout de suite refroidie à cause de la présence invisible de mon frère qui semble se dresser entre nous. Je crois que c’est ça, en plus de l’approche de notre séparation qui devient concrète en en parlant qui me rend le plus triste. Je préfère ne pas m’attarder et laisser Clothilde se réinstaller chez elle avec sa famille. Dans son monde, je n’ai malheureusement aucune place.
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