37. L’inconscience de la fermière

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Clothilde

Si Runolf et Marguerite n’étaient pas installés dans la chambre de mon père et ce dernier relégué au lit de Maïeul, je pourrais avoir l’impression qu’il n’y a plus d’histoire d’invasion, de Vikings et de pillage.

Voici deux semaines qu’ils sont de retour à la ferme et je dois avouer que cela me fait un bien fou. Retrouver nos habitudes, presque comme avant, est agréable. Ça l’est d’autant plus que nous n’avons pas de visite de Thibault, contrairement à ce qu’il se passait durant les derniers temps avant l’invasion viking. Je préfère encore voir débarquer l’un d’eux chaque jour pour charger notre âne de vivres plutôt que d’avoir à supporter mon futur époux. Et c’est encore mieux lorsque ledit Viking n’est autre qu’Einar. Ses visites se font rares et nos échanges se limitent à du traditionnel, de l’ordinaire et du convenable, bien loin de nos baisers passionnés. Cela me manque, j’en conviens, mais je pense que c’est mieux ainsi. Après tout, Einar partira bientôt et ma vie reprendra son cours, bien loin de cette parenthèse plutôt dramatique et malgré tout quelque peu enchantée.

Je natte les cheveux d’Isolde, comme tous les matins, avec un sourire qui ne me quitte pas. Je canalise les jumeaux non sans mal, mais je ne m’en plains plus, parce que je sais ce que c’est que de ne pas les voir durant des jours. J’ai l’impression de retrouver mes repères, quand bien même le quotidien est pesant. Savoir que nous travaillons pour les Vikings plutôt que pour nous assurer de tenir durant tout l’hiver mine un peu la famille, mais Isolde se plaît à cacher quelques fromages de temps en temps. Certaines de nos plantations ne seront sans doute pas prêtes lorsqu’ils partiront, aussi devrions nous pouvoir nous nourrir malgré tout. Pour le reste, il est certain que les prochaines saisons seront difficiles pour nous et pour tout le village.

— Veux-tu bien arrêter de courir partout, Marguerite ? soufflé-je en lui attrapant le bras pour l’arrêter. Je t’ai dit de faire une pause, je m’occupe de la traite et Isolde ne devrait pas tarder à me rejoindre.

— Je ne suis pas malade, tu sais ? Je peux encore aider !

— Je sais, mais les vaches peuvent être nerveuses. Un mauvais coup est vite arrivé…

— Tu me prends pour une débutante, ou quoi ? s’énerve-t-elle gentiment. Et puis, tu sais, je ne crains rien, j’ai mon Viking qui me protège.

— Eh bien, si Runolf parvient à être plus rapide qu’une vache… J’aurais presque hâte de le voir s’interposer entre elle et toi. Ne prends pas la mouche, je veux juste prendre soin de toi.

— Je sais, mais toi aussi, tu dois prendre soin de toi et de ce beau Viking qui te dévore des yeux à chaque fois qu’il vient ici. Tu comptes faire comme moi ou quoi ?

— Faire comme toi ? Grand Dieu, non ! Tu sais bien que je dois épouser un autre homme, je ne peux pas… Tout ceci est trop compliqué, je ne suis pas libre et lui va repartir. Et puis, ce sont nos envahisseurs…

— Moi, j’adore être envahie, si tu vois ce que je veux dire, me rétorque-t-elle en rigolant.

— Pitié, je ne veux rien savoir, grimacé-je en m’installant pour traire une nouvelle bête. Tu te rends compte qu’au château, tout le monde te critique ?

— Je ne retournerai pas au château, on va aller dans un village contrôlé par les Vikings et tout ira bien. De toute façon, il y a des langues de vipère partout.

Nous sommes interrompues par le Viking qui débarque, sourire aux lèvres, pour embrasser sa belle. Autant dire qu’il se sent vraiment comme chez lui ici. Il semble qu’il tienne davantage du fermier que du guerrier. C’est un homme sympathique et souriant, il se montre très attentionné avec Marguerite. Avec mes frères et ma sœur aussi, d’ailleurs. Même mon père semble l’apprécier, ce qui n’est pas rien quand on sait combien il a les Vikings en horreur. Bon, il n’en est pas encore à apprendre leur langue comme Marguerite et moi continuons à le faire une fois les enfants couchés, mais qui sait, peut-être que nous pourrions en arriver là un jour.

Isolde finit par me rejoindre pour la traite et Marguerite disparaît avec Runolf. La matinée se déroule comme à l’ordinaire. Ma petite sœur et moi discutons en travaillant, nous rions et nous évadons de ce quotidien. Au déjeuner, tout le monde se réunit et c’est presque parfait. Il ne manque en réalité que Maïeul pour que ce le soit. Même si nous mangeons rapidement pour reprendre nos tâches, l’instant est convivial et les jumeaux font le spectacle en se chamaillant, comme souvent.

Marguerite et Runolf ne se lâchent pas, ils sont adorables, mais me rappellent qu’au château, il y a un homme qui me manque et avec qui j’aimerais être aussi proche. J’ai beau savoir que c’est mal, que je ne dois pas craquer, il m’arrive souvent d’imaginer ses lèvres sur les miennes, d’espérer pouvoir me blottir contre lui comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire.

Au moment de gagner la fromagerie, j’ai un instant d’hésitation. Je sais que je ne devrais pas, mais j’ai très envie de faire une petite visite au château. Einar n’est pas venu depuis cinq jours, sans doute très occupé à préparer le départ des Vikings. Dans tous les cas, impossible ici d’avoir un moment d’intimité, il y a beaucoup trop de monde et de regards curieux. Mon père ne me laisse jamais seule avec lui, quand bien même j’ai pu lui dire que je ne craignais rien. C’est d’ailleurs plutôt ironique quand on sait qu’il n’hésiterait pas à me laisser seule avec Thibault.

Je ne réfléchis pas très longtemps et prends le chemin pour sortir de la ferme. Isolde se débrouillera très bien sans moi à la fromagerie, elle sait ce qu’il y a à faire et les jumeaux lui apporteront leur aide si je ne suis pas là. J’aimerais juste, l’espace de quelques minutes, retrouver ce que j’ai perdu en me réinstallant à la ferme : cette sensation de n’être que moi, Clothilde, non la soeur aînée qui doit s’occuper de ses frères et soeur, non la paysanne qui fait du fromage, la future épouse qui doit plier face aux demandes de son promis. Juste Clothilde, la jeune femme qui s’est éprise d’un homme.

Le château n’est pas très loin, pourtant j’ai le temps de réfléchir à rebrousser chemin à plusieurs reprises. Einar sera-t-il là ? Voudra-t-il me voir ? J’ai imposé une certaine distance avec lui, mais je me rends compte que j’ai surtout envie de profiter de ces derniers jours avant qu’il ne reparte vers ses contrées.

Les portes s’ouvrent après que j’ai décliné mon identité auprès du garde Viking, et j’observe la cour qui se trouve bien occupée. Des caisses sont entassées dans un coin, sans doute pleines de bijoux et d’or volés. Des villageois sont occupés à nettoyer l’enclos des poules, d’autres charrient du matériel ou se chargent de désherber les plans de culture. Tout ce petit monde est encadré par un certain nombre de Vikings, quand d’autres sont eux aussi à la tâche.

Je remonte le chemin jusqu’à la bâtisse en constatant qu’Einar ne se trouve pas à l'extérieur et pars à sa recherche. Evidemment, ce n’est pas sur lui que je tombe en entrant dans la salle de réception. Tomber est d’ailleurs le mot adéquat puisque Bjorn s’engouffre dans le couloir au moment où j’allais entrer.

Je me dépêche de me soustraire à son étreinte et recule de quelques pas en baissant la tête. Quelles étaient les chances pour que je croise celui qui, apparemment, me recherche, quelques minutes seulement après être arrivée au château ?

— Excusez-moi, marmonné-je en tournant les talons pour aller à la cuisine.

— Hop, hop, hop, dit-il en attrapant mon bras. Mais quelle bonne surprise ! Je n’ai même pas besoin d’aller te chercher et tu tombes dans mes bras !

Je me retiens de grimacer en sentant sa poigne sur moi et lui souris poliment.

— Votre français est plutôt bon, Monsieur. Souhaitez-vous un verre de lait ? Du vin ?

— Tu sais bien ce que je veux ! Recommencer comme cette première soirée ! Et sans vin ! Je veux me souvenir de tout !

Evidemment, Bjorn n’est pas le genre d’homme à bavarder. Ce faisant, il me pousse à reculer jusqu’au mur derrière moi et colle son corps au mien. Sa main caresse ma joue et le sourire dont il me gratifie ne me plaît guère.

— Je suis désolée, Monsieur, mais j’ai beaucoup à faire, je suis attendue. Peut-être… peut-être que nous pourrions nous voir plus tard ?

— Oui, plus tard ! Un peu de tenue ! tonne une voix dans son dos. Tu crois que tu fais quoi, là ? C’est comme ça que Maman t’a élevé ?

Einar, car c’est bien de lui dont il s’agit, continue dans sa langue à invectiver son frère qui finit par me relâcher. Je ne comprends pas grand-chose à ce qu’ils se disent, tous deux parlent vite, toujours est-il qu’il semble que les propos d’Einar énervent Bjorn, reflétant l’état d’agacement de la Montagne. Personnellement, je peine à quitter des yeux mon Viking, quand bien même je suis gênée de nous avoir mis dans cette position. Je n’aurais pas dû agir de façon si impulsive, j’aurais dû patienter jusqu’à ce qu’il revienne à la ferme. Je n’aime pas être la raison de leur dispute, puisqu’il s’agit sans aucun doute possible d’une dispute qui pousse Bjorn à partir en bousculant son frère.

Je baisse finalement les yeux lorsque je croise le regard énervé et froid d’Einar, terriblement mal à l’aise. Je n’ai pas le temps de m’excuser que c’est son tour d’attraper mon bras pour m’entraîner à l’écart. Nous longeons le couloir, passons le hall sans nous arrêter, et gagnons le bureau par lequel j’ai pu sortir en toute discrétion pour retrouver mon père lorsque j’étais enfermée ici. Einar referme la porte en la claquant et me relâche enfin. J’avoue que j’aurais apprécié un accueil plus chaleureux, mais je vais devoir me contenter de cela pour le moment.

— Je suis vraiment désolée, Einar…

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